3.12.12

Voir Vilnius et mourir


Nous avons trouvé de quoi faire de la bouillie. Nous avions même réussi à nous faire un abri mais un coup de vent l’a emporté. Il ne faut pas dormir… Ou seulement quelques heures. Pour ne pas se transformer en cadavres. Il y en a partout.

Encore un pas, encore un autre. Avec Dujardin on parle du pays. Il me raconte Hem, mais je ne pense qu’à Lille. J’imagine la rue Lepelletier… Je me vois courir vers mon père… Et cela m’aide à avancer.

4 décembre

Avec Dujardin, nous nous encourageons l’un l’autre en chantant. Non pas la victoire qui pousse la barrière, ni la trompette guerrière ni même et surtout pas l’oignon frit à l’huile ou la jolie Fanchon qui aime à rire, qui aime à boire. Mais plutôt, en sourdine, la chanson d’un soldat qui va mourir à sa fiancée… « Rose, l’intention de la présente, Est d’m’informer de ta santé, J’suis en Lituanie d’ou je pense, Partir bientôt pour chez les morts… Pour chez les morts… »

Mes lèvres se collent, mes yeux pleurent, mes larmes gèlent… C’est heureux de ne pas être seul. De lutter ensemble contre le froid. De se frictionner mutuellement le visage et les mains. Beaucoup ont perdu des doigts, certains leur nez, d’autres encore des parties plus intimes…

5 décembre

« Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage, D’êt’ fait pour mourir loin du pays, Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, bonsoir aux amis, lalala…»

On marche et on glisse et on tombe… Certains réussissent à se mettre à genoux. Puis chutent à nouveau, rougissant la neige de leur sang. Ne pas les regarder. Avancer. Avancer encore.

 L’enfer sur terre. Vous vous réfugiez dans une maison : elle peut se retrouver démolie poutre par poutre pour la brûler. Pire encore : des compagnons devenus fous peuvent y mettre le feu alors qu’elle est encore debout et vous à l’intérieur. Pendant que d’autres en plein délire se jettent dans les flammes dans l’espoir de se réchauffer…Et que leurs corps grillés…Et que leurs corps grillés… Je n’en dirai pas plus…

6 décembre

Maintenant, avec Georges Dujardin, nous marchons seuls. Comme des frères. Il n’y a plus d’amis dans cette folie blanche. Que des loups dominants prêts à dépouiller de plus faibles.
« Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, On a sa place derrière l’église, On a son nom sur un’ croix de bois, Où l’on n’espère que la payse, Viendra pour prier quelquefois, pour prier quelquefois lalala… »


Et il n’y a plus rien à attendre de l’armée confiée par Napoléon à Murat. Marcher, marcher encore.

36°. La température a encore chuté et Napoléon a quitté l’armée. Il nous a abandonnés dans cet immense linceul blanc. Ceux qui étaient au bout de leurs forces n’ont pas résisté davantage. L’Empereur est parti. Il nous a laissés. Nous marchons entre la colère et le désespoir. Un pas. Encore un autre…

7 décembre



Vilnius est en vue – voilà la tour de Gediminas qui surplombe le château. Nous avons réussi. Nous sommes sauvés. Si nous avions un peu plus de vigueur, c’est en courant que nous foncerions vers la ville, vers la porte de l’Aurore…

 
Satanés cosaques... Un groupe de cavaliers nous a pris en chasse en hurlant... J’ai eu beau courir… Je n’ai pu éviter un coup de sabre à la poitrine… Dujardin m’a relevé… Il dit que ce n’est rien... Qu’à Vilnius on va me soigner… Que demain tout ira bien…
 
8 décembre
 
«Adieu Rose, adieu du courage, D’nous revoir i’n’faut plus songer, faut plus songer lalala… » Dujardin a réussi à me trainer dans Vilnius… malgré la presse…porte de l’Aurore... Combien vont mourir ici… écrasés… étouffés… gelés?

 Dujardin m’a installé au pied d’une église... Puis il est allé chercher de quoi manger…Il est revenu les mains vides : les administrateurs des réserves de la Grande Armée… ne donnent rien aux simples soldats… qui n’ont pas de bon de ravitaillement !!!
 
Rien à manger… Impossible de me faire soigner... Ni surtout de se mettre à l’abri. Les habitants nous ont fermé leurs portes... Il y a des blessés et des morts dans les rues... Il fait si froid… Ma tête tourne… Je n’y vois plus goutte…

Va-t-en Georges… Va-t-en… Moi c’est fini… j’irai pas plus loin... j’sens que j’m’en vas... T’iras voir mon père… Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage… D’êt’ fait pour mourir loin du pays… D’êt’ fait pour mourir… n’m’oubliez pas…



26.11.12

Revoilà Georges Dujardin


Nous nous sommes réveillés sous une couche de neige. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons maintenant lentement peut-être pour laisser au reste de l’armée le temps de passer la Bérézina. Mais nous ne savons encore ni où ni comment. Juste que nous serons les derniers à atteindre le fleuve.

 
Je pourrais vous dire que nous partons de bonne heure et marchons jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais ce ne serait pas la vérité. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons lentement pour protéger le reste de l’armée.

 Nous marchons mais le cœur n’y est plus. J’entends mes compagnons grogner lors des haltes : pourquoi est-ce à nous seuls d’assurer la fuite des autres ? Pourquoi ne pas nous disperser en petits groupes et accélérer ? Pourquoi s’obstiner à mourir par bataillon entier ? Et la faim et le froid et la neige et la fatigue…

 
27 novembre

 
Nous nous sommes mis en mouvement ce matin à cinq heures et demie. On dit que nous marchons vers Borissov. Mais je croyais que les Russes avaient brûlé le pont ?

 
Nous venons d’arriver à Stoudianka sur les bords de la Bérézina. Il parait qu’il y a encore trois jours c’était un village mais il a été détruit pour construire les ponts. Le fleuve est large d’au moins cent cinquante pas. On nous a raconté le travail des pontonniers dans l’eau glacée. Des masses de traînards, de blessés, de civils attendent sur la rive droite. Napoléon et la Garde et plusieurs Corps sont déjà passés de l’autre côté. Il doit y avoir une bataille car on entend tonner les canons.

 
28 novembre
 

Nous avons franchi la Bérézina cette nuit après les survivants du 4e Corps. Le froid était vif (– 40°), de grosses plaques de glace dérivaient sur le fleuve, mais nous sommes passés relativement dans l’ordre. Cela n’a pas empêché François Hazpin du 21e, de tomber du pont. On ne l’a pas revu.

Avec les soldats d’Eugène, nous avons été envoyés en avant pour ouvrir la voie vers Zembin. Mais nous n’étions pas de la bataille autour des ponts où se pressait la marée humaine des traînards…

 
29 novembre

 
-30°. Le froid est si intense que les Cosaques ont cessé de nous attaquer. Plus question d’arrêter de marcher... Ceux qui s’arrêtent meurent... Dans un village, nous avons trouvé des pommes de terre...

Avons écouté avec indifférence la description des scènes d’horreur après la destruction des ponts quand les Russes ont attaqué…

 

30 novembre

 
J’ai marché au côté du 7e léger. Au singulier. Il n’y a plus qu’un sous officier dans ce régiment. S’il y a d’autres survivants, ils ne sont plus avec nous…

 
Il fait de plus en plus froid… Les corbeaux gèlent en plein vol. Puis ils chutent sur le sol. Je crois bien avoir lu une scène comme celle là dans le Charles XII de Voltaire.

 
1er décembre
 

«Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus, on n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus... » Ah non ce n’est pas de moi. C’est Victor qui s’est mis à versifier en marchant. Le froid et la faim ont chez certains des effets insolites... Mais je doute que dans son état, et pieds nus, il aille loin.

 
Encore quelques jours de marche et nous serons à Vilnius. Ce n’est plus la Russie. Les Lituaniens sont nos amis. Nous n’avons pas oublié l’accueil chaleureux qu’ils nous avaient réservé en juin. Ni leur plat national à base de pommes de terre et de viande… Ni leur bière… Un pas, encore un autre…

 
2 décembre

 
Encore une scène inimaginable. Et d’ailleurs vous ne me croirez pas… Alors que nous avions trouvé refuge dans une grange, notre général Gérard a lancé à Davout : « Il y a six mois votre corps d’armée défilait devant cette grange dans laquelle il tient tout entier aujourd’hui. »

 
Grand moment de bonheur hier soir. Nous tentions de nous réchauffer auprès d’un maigre feu quand j’ai entendu un accent, une voix que je connaissais. Je me suis penché vers l’homme assis à ma gauche pour mieux le regarder. Il a levé la tête, un peu méfiant puis il a souri dans sa barbe enneigée. C’était Dujardin, Georges Dujardin, mon pays du Nord, le gars de Hem !

19.11.12

L'héroïque maréchal Ney


Toute l’armée s’inquiète de l’absence de Ney qui ne nous a toujours pas rejoints. Il y a eu une distribution dont ont été exclus ceux qui étaient sans arme. Et un soldat de notre division qui nous appelait à nous rendre a été tué d’un coup de pistolet par le général Gérard. Pan !

 
Il fait beaucoup moins froid. Peut-être réussirons-nous à quitter la Russie avant les nouvelles offensives de l’hiver russe. Mais nous causons surtout de Ney et du 3e Corps. Ils nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous pourrions être à leur place. Sont-ils retranchés dans Smolensk, tombés aux mains de l’ennemi, morts, ou perdus quelque part dans la neige ? Il y a aussi des soldats d’autres corps qui nous traitent de lâches pour ne pas les avoir attendus…

 20 novembre

 Il se dit que Napoléon a donné l’ordre de fusiller ceux qui quittent les rangs. Je me demande s’il y a encore assez d’hommes dans les rangs pour fusiller ceux qui en sortent…

Ceux qui ont vu Davout à son arrivée à Orsha racontent qu’il était –comme nous – à bout de forces. Qu’il s’est jeté sur un bout de pain. Qu’il a fallu lui donner un mouchoir pour qu’il se nettoie le visage… Toujours pas de nouvelles de Ney. Nous commençons à parler du 3e Corps au passé…
 

21 novembre
 

Depuis que nous avons été alertés par les acclamations annonçant leur retour, la joie s’est répandue de bivouac en bivouac… Et nous rivalisons en commentaires élogieux sur un exploit digne d’entrer dans l’Histoire, peut-être le plus beau fait d’armes de cette campagne de Russie. De quoi je parle ? De Ney qui a réussi à rallier l’armée. Lui et ses hommes se sont retrouvés encerclés par tous nos ennemis rassemblés. Et ils ont réussi à les berner et à s’échapper. Je vais aux nouvelles et je vous raconte le comment…

Les rescapés du 3e Corps nous ont dit comment après avoir quitté Smolensk, ils s’étaient retrouvés sur la neige rouge de sang du champ de bataille de Krasnoë. Qu’ils avaient cru l’armée perdue ou toute entière vaincue. Que Koutousov avait envoyé à Ney un émissaire pour lui demander de se rendre. Et que le Maréchal, sans barguigner, l’avait fait prisonnier… Je crois qu’il va me falloir plusieurs veillées pour tout vous raconter…

 
22 novembre

 Nous revoilà à l’arrière-garde. Mais avant de quitter Orsha, nous avons fait un grand brûlement. Des voitures, des carrioles mais aussi des documents. Même Davout a dû jeter au feu son courrier. Et nous avons abandonné des canons…
 

J’avais laissé les soldats de Ney face à toute l’armée ennemie. C’est alors que sous une grêle de boulets et de mitrailles, ce diable de prince de la Moskowa a pris son épée et qu’il a conduit le 3e Corps à l’assaut des lignes russes. Une charge furieuse qui a épouvanté l’ennemi. Puis ils ont profité de la nuit pour faire, sans bruit, marche arrière vers Smolensk…

 
23 novembre

J’avais repoussé jusque là le moment de vous raconter à quel point nous sommes habillés de manière ridicule, déguenillés, couverts de peaux de bêtes à peine écorchées, et la tête enchiffonnée pour se garantir du froid… Certains portent même des vêtements de femme… Mais ne le répétez pas. Il s’agit tout de même de la Grande Armée.

 Je vois que vous attendez la suite du récit des soldats du 3eCorps. Donc Ney était reparti vers Smolensk. Mais c’était une ruse. Comme de laisser des feux allumés et de marcher, en pleine nuit, à la muette, vers le Dniepr. Un fleuve qu’ils ont franchi l’un après l’autre sur une glace extrêmement fragile… Puis ils ont attaqué un village plein de cosaques qu’ils ont fait prisonniers. Avant de s’y reposer quelques heures…

24 novembre

Et voilà les hommes de Ney qui continue leur récit : après avoir franchi le Dniepr et vécu bien des drames, ils racontent qu’ils se sont à nouveau retrouvés face à des milliers de cosaques. « Ils sont à nous » leur a crié le Brave des Braves. Et ils chargé avec lui mettant l’ennemi en fuite. C’est ainsi, par une série de manœuvres aussi hasardeuses qu’héroïques que le prince de la Moskowa, que suivait naguère une armée, a réussi à sauver un millier de ses soldats.
 
 
On dit que Napoléon a fait brûler les Aigles de tous les Corps. Que les Russes ont pris Minsk et ses réserves. Et qu’ils ont détruit le pont de Borisov : c’était LE point de passage de la Bérézina. Nous avions bien vu que les officiers faisaient grise mine. Mais sans comprendre jusque là à quel point notre situation était désespérée…

25 novembre

 Le froid est de retour, moins vingt degrés, et notre marche est à nouveau périlleuse. Ainsi quand l’un des nôtres glisse, tombe et n’arrive pas à se relever, il peut se retrouver dépouillé de ses chaussures et vêtements par l’un de ses compagnons, alors qu’il n’est pas encore mort. Cela dit, s’il était mort, il serait gelé et on ne pourrait plus lui enlever ses vêtements et ses chaussures…

Au cours de cette retraite, nous avons vu des soldats crever de rire au sens propre. Vous marchez aux côtés d’un homme, ou alors il est assis à coté de vous au bivouac et d’un coup il semble comme frappé de folie : il se met à rire sans raison – le cerveau gelé ? - et il meurt…

 

11.11.12

Le pillage de Smolensk


Nous voilà enfin devant Smolensk. Mais les mots me manquent : il y a des cadavres partout. Sur les rampes du Borysthène que vous appelez peut-être le Dniepr, au pied des murailles, sur l’escarpement de glace qui conduit à la haute ville…Que s’est-il donc passé ici ? Je vous laisse, nous entrons…

 
Des soldats entrés dans Smolensk il y a deux jours nous ont tout raconté pêle-mêle; les grandes portes closes à ceux qui n’étaient plus enrégimentés, les bousculades, les bagarres, les hurlements et les morts. Puis la Garde a une nouvelle fois été la première servie : les biens nommés Immortels ont reçu des vivres pour quinze jours avant que les autres soldats n’obtiennent le moindre morceau de pain !!! Je promets demain de vous dire la suite…

 
12 novembre
 

Revu le sergent Bourgogne. Je lui ai dit nos malheurs. Il a été chercher une bouteille d’eau de vie et un petit sac de farine avant de me raconter l’accouchement il y a quelques jours, en pleine tempête de neige, de la femme de leur barbier. Il a ajouté que pour la protéger du froid ils avaient pris les capotes de deux soldats morts dans la nuit.
 

Je termine mon récit de ce qui s’est passé dans Smolensk quand les premiers soldats sont arrivés, deux jours avant nous. Comme ces paresseux de riz-pain-sel n’ont pas organisé assez vite la distribution des réserves, beaucoup des nôtres ont décidé de se servir eux-mêmes : ils ont attaqué les entrepôts, défoncé les tonneaux de biscuits et les tonneaux d’eau de vie. Et pris pour les tuer des dizaines de chevaux – 300 ? - jusque dans les écuries. Tout cela a été mangé en une seule journée. Davout a quand même réussi à nous organiser une distribution de ce qui reste…

 
13 novembre
 

Je m’étais vanté auprès de mes camarades que je connaissais quelqu’un à l’intendance qui allait nous aider. Mais je n’ai pas trouvé Henri Beyle car il est déjà reparti. Dans le logement qu’il occupait, j’ai découvert une esquisse de lettre adressée à une comtesse où il a écrit : « Tout ce qui n’a pas l’âme un peu forte est plein d’aigreur, mais le soldat vit bien, il a des tasses pleines de diamants et de perles. Ce sont les heureux de l’armée…» Il a dû abuser de l’eau de vie…

 
La recherche de nourriture est à la fois notre seule occupation et notre principal sujet de conversation. On m’a parlé d’un lieutenant du quartier général qui se vante d’avoir apprécié une fricassée de chats. Un autre a dégusté une tête du chien. Mais j’hésite à vous dire le plus épouvantable. Peut-être demain ?
 
14 novembre
 
-25° ce matin et j’ai un peu de mal à écrire tant mes mains sont gelées. Mais je crois que je vais aussi vous glacer le sang avec ce récit. Alors que nous parlions une fois encore de boustifaille, un soldat d’un autre régiment a murmuré qu’il avait su que des blessés s’étaient nourris de la chair de leurs camarades morts… Il a tellement bien décrit comment ils avaient découpé des lanières de cuisses avant de les faire griller et de les mâcher qu’on l’a regardé avec effroi. Mais il nous a assuré que lui-même n’en était pas…

Nous avons vu Napoléon et presque toute l’armée quitter Smolensk par la porte de Wilna accompagnés d’un vent glacial. Nous attendons l'arrivée de Ney qui était avec ses soldats à l’arrière-garde. Pendant un très court instant je me suis demandé ce que ceux du 3e Corps allaient avoir à manger quand ils entreront dans la ville?

 
15 novembre
 
Nous quittons aujourd’hui Smolensk. Sur ordre de l’Empereur, nous n’emportons avec nous que les blessés qui peuvent se rétablir en une semaine. Les 5000 autres, en comptant aussi les malades, qui n’ont pas cette chance vont rester dans la place, abandonnés à la compassion de l’ennemi. Mais l’horreur atteinte par cette guerre est telle que je n’y crois pas du tout. Et eux non plus. Beaucoup de ces blessés qui craignent la vengeance des Russes se sont installés à la principale porte de la ville et supplient les conducteurs de traineaux ou les voitures de leur faire une place…
 
Certains d’entre nous se sont frottés avec ceux du 3e Corps tout juste arrivés à Smolensk. Ils nous accusaient d’avoir vidé les réserves. On raconte aussi que Ney s’est emporté face à Davout. Il se dit que nous ne partirons que demain. Que nous allons marcher vers Minsk, plus à l’ouest, où il y a un dépôt très important. C’est là que nous prendrons nos quartiers d'hiver.
 
16 novembre
 
Nous marchons depuis les premières heures du jour. La température est glaciale, moins trente degrés et les cosaques ne cessent de nous tourmenter.

Bivouac ce soir à Koritnia. Avez-vous entendu parler de l’histoire du sacrifice des cents hussards de Hesse? Je ne sais pas si elle est vraie. Mais pour protéger leur jeune prince Emile dans la tempête de neige, quelques jours avant Smolensk, ils se sont tous massés autour de lui avec leurs belles capes. La chute est moins belle : le lendemain matin, les trois quarts étaient morts.

 
17 novembre

 
Alors que nous marchions vers Krasnoë, nous avons entendu le bruit d’une canonnade très vive. C’était l’ennemi qui s’en prenait aux régiments de Broussier. Davout a envoyé notre division à leur secours. Nous avons fait au plus vite mais nous n’avons sauvé que quelques centaines de soldats. Ils disent qu’ils étaient trois mille quand ils ont quitté Smolensk.

 
Nous avions repris la route en nous arrêtant de temps en temps pour attendre les soldats de Ney. Quand soudain, en face de nous et sur notre gauche, est apparue toute l’armée ennemie. Cette fois ce sont les soldats de Compans qui ont chargé pendant que lui hurlait «On n’emportera pas les blessés». Puis ce sera à notre tour. Nous allons tous mourir.

 
Mais voilà les bonnets à poils de la Garde et les Russes qui les ont vus aussi reculent ! Et nous nous précipitons tous pour nous réfugier derrière les rangs des Immortels dont on disait tant de mal il y a encore quelques heures… Grâce à eux nous voilà maintenant à l’abri derrière les murs de Krasnoë.

 
18 novembre

 
En quittant Krasnoë dans la nuit, à la muette, nous avons à nouveau été attaqués par les Russes. Sans trop de mal même s’il se murmure que Davout y a perdu quelques affaires et son bâton de maréchal. Mais hier, il a fait bougrement chaud, et c’est tout son corps d’armée qui a failli partir chez le Père éternel…

 
Un capitaine du 30e de ligne qui a ramassé et protégé l’aigle de son régiment hier au cours de la bataille va être décoré… Non je ne sais pas ou est le nôtre. Et non nous n’avons pas de nouvelles de Ney. En l’attendant nous avons pris position à Dubrovna en avant d’Orsha. Pas de nouvelle de Ney.

 
 

 

1.11.12

A l'arrière-garde


En traversant Gjatsk, nous avons vu ce qui restait d’un convoi de ravitaillement venu de France et pillé par ces satanés cosaques. Il n'y avait plus que des bouteilles de clos-voujeot et de chambertin. Mais elles étaient vides. Un camarade de Dijon nous a dit que c’était des vins de Bourgogne. Il voulait nous parler de leur robe et de leur bouquet…Mais on lui a vite fait comprendre que puisqu’on n’avait pas pu les boire…

 
Nous voilà en train de nous frotter avec l’ennemi à hauteur du village de Tsarevo Zaimiché. D’un côté il y a les Russes, de l’autre les cosaques. Nous devons protéger un gué dans lequel se sont encore embourbés les soldats d’Eugène…

 2 novembre

 
Cette nuit sans dormir, la neige qui tombe à nouveau et le froid… Nous avons marché en détournant notre regard des blessés tombés des voitures… Il se dit que parfois les cochers font exprès de passer dans des trous et des ornières pour s’en débarrasser… Et que pourrions-nous faire, les porter sur notre dos ?
 

R’lan tan plan : les ordres ont été donnés dans la soirée. Notre division, celle que commande le général Gérard depuis la mort de Gudin, a été chargée d’assurer l’extrême arrière-garde de la Grande Armée. Nous avons passé la nuit sans manger ni dormir. Exclusivement consacrés au salut du reste de l’armée.

3 novembre
 
Alors que nous avancions dans la brume, à une heure de Wiasma, des milliers de Russes et de cosaques nous ont attaqués et ont coupé la route entre nous du 1er Corps et les soldats d’Eugène. Toujours à l’arrière-garde de l’arrière-garde, nous chargeons à la baïonnette sous le feu de l’artillerie… Sacré nom de Dieu en avant !


Brave Ney qui est venu à notre secours avec toute une division. Nous avions réussi à nous replier en ordre, par échelon, quand des milliers de traînards se sont débandés à travers nos régiments emportant dans leur course folle beaucoup de soldats. Deux officiers du 21e ont été tués dans cette bataille, le lieutenant Charreau et le sous-lieutenant Ragot. Et quand nous sommes entrés dans Wiasma, la ville brûlait…

 
4 novembre

 On nous a rapporté le désespoir de Davout. Il a très mal vécu notre relève à l’arrière-garde car c’est une sanction. Napoléon est furieux contre notre maréchal, il nous a trouvés trop lents. Est-ce qu’il a su les voitures enlisées, les chevaux morts, les blessés abandonnés sur le bord des routes, les traînards, les hourrahs des cosaques et les batailles, l’Empereur ?

 
Enfin une bonne nouvelle : hier soir les soldats de Ney nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous nous sommes effondrés de fatigue dans le bivouac vite installé sur une hauteur. Dormir enfin. Sans que pèse sur nous la responsabilité de l’armée. Vive l'Empereur!

5 novembre

 Il a neigé. Il faut marcher et surtout ne pas être pris par les cosaques ou peut-être plus terrible encore par ces furieux de paysans russes. Un des nôtres qui a réussi à rejoindre nos lignes nous a fait des récits qui nous ont épouvantés… Nous partons, je vous les dirai ce soir…


Plutôt mourir qu’être fait prisonnier. C’est ce que nous avons tous pensé en écoutant celui des nôtres qui avait réussi à se cacher pendant que les paysans se vengeaient sur ses malheureux camarades, déshabillés, laissés nus dans le froid, frappés à coup de bâton ou de lance, et pour finir, enterrés, alors qu’il en est persuadé, ils étaient encore bien vivants…

 6 novembre

 Ce matin le soleil ne s’est pas levé. Et nous avons de nouveaux ennemis : le froid, la neige et un vent furieux qui nous bombarde de flocons si gros que même moi dans le nord je n’en ai jamais vu de pareils. Et maintenant nous marchons en distinguant à peine celui qui marche devant nous…

 

Après vous avoir raconté le calvaire des nôtres quand ils ont été pris par l’ennemi, il faut bien que je vous dise quelques mots du sort de nos prisonniers russes. Et bien eux non plus ne vont pas très bien parce que nous avons si peu à manger, qu’il n’y a rien pour eux. Et il se dit qu’ils meurent de faim… Sur notre passage, nous avons aussi vu des corps de soldats ennemis, le crâne fracassé. Peut-être qu’ils ne marchaient pas assez vite ? Quand à les relâcher, c’est impossible. Il ne faut surtout pas faire savoir aux généraux russes dans quel état nous sommes…

7 novembre                                                                                 
 

Halte là ! Reculez donc un peu et laissez cette casserole tranquille… A moins que vous n’ayez avec vous un peu de farine ou de gruau ? Un morceau de cheval ? Un peu de graisse de voiture? Rien du tout alors passez votre chemin…Seriez vous un général que cela n’y changerait rien. Il n’y a que pour Davout que nous pourrions envisager de faire une exception…

Avant de m’endormir par ce froid glacial, j’avais dans la tête quelques phrases du Charles XII de Voltaire, le livre que m’avait envoyé l’oncle d’Armentières : les canons jetés dans les marais faute de chevaux pour les traîner, le manque de pain et les hommes qui tombent morts de froid...C’était pendant l’hiver 1708 il y a plus de cent ans. Et c’est maintenant.

 8 novembre

 Vu une scène pénible alors que nous venions de nous remettre à marcher : quelques soldats morts, gelés, exactement dans la position dans laquelle ils s’étaient endormis autour d’un feu désormais éteint. Et si demain c’était notre tour, si vous ne me trouviez plus à notre rendez-vous ? Notre moral est au plus bas, l’impression que tout cela va mal finir, qu’un compte à rebours mortel est engagé…

 
Nous de la 1ère compagnie du 2e bataillon avons réussi jusque là à marcher ensemble. La consigne c’est de ne pas nous écarter les uns des autres. C’est d’avancer. Sans un regard pour les morts et les mourants tombés sur notre route…
 

9 novembre
 
Je ne l’ai pas vu par moi-même mais on me l’a raconté : notre Davout a balancé un coup de poing dans la tête d’un de ses officiers qui venait de lui frictionner le visage avec de la neige. Il n’a pas compris tout de suite que c’était pour lui sauver son nez !

Smolensk – Smolensk – Smolensk : c’est devenu notre obsession. Encore un pas et un autre. Encore un autre. Ne pas s’arrêter. Là-bas il y a du riz, de la farine de l’alcool. Et même des milliers de bœufs et de moutons… Il faut tenir jusqu’à Smolensk…

 La neige qui continue à tomber efface les traces de ceux qui nous précèdent, les corps de ceux qui sont tombés, les squelettes des chevaux et les fusils que beaucoup de soldats, les mains gelées, abandonnent, sans penser aux cosaques…

10 novembre

 Alors que nous avons repris notre pénible marche vers Smolensk, nous nous demandons combien notre régiment compte encore de soldats? Quand le 21e de ligne est entré en Russie, nous étions 4344. Combien aujourd’hui? Et ceux qui marchent avec moi de tenter un improbable appel. Duchêne qui venait d’Indre-et-Loire vous l’avez vu ? Et Boisvert de Haute-Saône, Chandebeau du Maine-et-Loire, Cochy de Valenciennes, Conreur de Jemmapes, Derameaux le cordonnier… Et s’ils sont morts, au moins eux ne souffrent plus…

 
Nous bivouaquons à l’abri près de l’endroit où Gudin a été mortellement blessé le 19 août dernier. Les jambes emportées par un boulet russe, il a eu la chance de casser sa pipe en pleine gloire entouré par les siens. Et il n’aurait pas supporté de voir beaucoup de ses soldats, à bout de forces, les mains gelées, jeter leur fusil…

 

23.10.12

La bataille de Maloïaroslavets

Avons été réveillés en pleine nuit par le bruit sourd d’explosions dans le lointain. On nous a dit que c’était le général Mortier qui avait fait sauter le Kremlin. Vive l’Empereur !

 Pauvres blessés dont les convois sont des cibles faciles pour les cosaques. Un infirmier m’a raconté que des ordres avaient été donnés pour leur évacuation. D’abord les officiers puis les sous-officiers. Et ensuite, la consigne est de préférer les Français.

 24 octobre

 
Il pleut toujours. Depuis que nous avons quitté l’ancienne route de Kalouga, nous avons plus de peine à marcher mais nous marchons. Mais beaucoup de voitures n’iront pas plus loin, les roues enfoncées dans le sable, les essieux brisés, impossibles à tirer par des chevaux déjà épuisés…

 Sacré nom de Dieu en avant ! Avec les soldats de Compans, nous de la division Gérard avons chargé dans l’enfer d’une ville en flammes nommée Maloyaroslavets. Une place déjà prise et perdue de multiples fois par les hommes d’Eugène, et les Italiens de Pino – des blancs-becs - et de la Garde royale. Mais nous avons réussi à placer des pièces en batterie en haut de la colline. L’ennemi est bien plus nombreux que nous…Et pourtant il commence à reculer…

 25 octobre


Je voulais vous raconter la fin de la bataille de Maloïaroslavets mais ce sera pour plus tard car ce matin l’ennemi a failli ce matin s’emparer de Napoléon ! Il était sorti à l’aube, à cheval, quand il s’est retrouvé au milieu de milliers de cosaques…Les officiers qui l’accompagnaient ont dû sortir leur sabre pour le dégager. Et une fois que l’Empereur a été tiré d’affaire, ceux qui étaient avec lui ont dit qu’il avait ri de cette mésaventure…

 
Je vois bien que vous attendez de connaître la fin de la bataille de Maloïaroslavets. Les Russes ont fui, mais j’espère que quand cette victoire s’écrira dans les livres d’histoire – quoiqu’avec un nom pareil c’est douteux – l’épouvantable tableau que nous avons trouvé au matin ne sera pas oublié : des corps broyés par les roues des canons puis brûlés par le feu mis par les Russes en évacuant la ville… A moins que ce ne soit la conséquence des tirs de boulets. Toujours est-il qu’ils ont fait retraite en abandonnant des milliers de cadavres et vingt pièces de canon et qu’il est bien difficile de comprendre pourquoi ?
 
26 octobre


Puisque nous sommes désormais l’arrière garde, nous avons regardé s’éloigner tous les autres soldats. Puis nous avons tiré au canon et allumé une ligne de feux de bivouac pour tromper l'ennemi. Nous ne sommes partis qu’ensuite…

 Les températures ont chuté et notre moral aussi : notre Corps, celui du maréchal Davout, a été chargé de former l’arrière garde de la Grande Armée…

 
27 octobre

 
Même si nous sommes partis bien après l’ensemble de la Grande Armée, nous avons rejoint très vite les trainards, les civils et les femmes, Françaises et des Russes, esclaves et volontaires… Il y a aussi ceux qui tiraient des charrettes voire même des brouettes… Et ceux qui commençaient à jeter sur les bas-côtés des tapis, des tapisseries, et des robes… Autant dire que question marche, nous sommes très loin du pas accéléré et même du pas de route…

 
J’avais gardé par devers moi le récit du sergent Bourgogne qui était de ceux qui ont secouru l’Empereur le 25 octobre à l’aube. Il m’a raconté qu’un des officiers s’était battu comme un beau diable avec les cosaques au point de perdre son chapeau et son sabre, qu’il avait attrapé une de leurs lances, et qu’à ce moment là, pris lui-même pour un cosaque dans cette mêlée, il avait été sabré par un grenadier à cheval de la Garde. Là encore c’est vraiment trop bête. Mais selon Bourgogne, ce courageux faux cosaque est toujours vivant.

 
28 octobre

 
Avons piétiné longtemps avant d’entrer à Vereïa, à dix lieues de Maloïaroslavets. Cette fois, ce n’était pas la faute des civils mais des voitures du prince Eugène…

Et nous sommes repartis, toujours aussi lentement, en essayant de faire avancer la masse de traînards qui se trouvent devant nous et que Davout ne se résout pas à abandonner… Comme les chiens de berger d’un immense troupeau… Le maréchal lui-même mettant parfois pied à terre pour rétablir l’ordre…

 29 octobre

Les Russes brûlaient tout devant nous quand nous marchions vers Moscou. Maintenant c’est notre tour à nous de l’arrière-garde. Nous incendions leurs villages et leurs châteaux aussi loin que possible de notre route, à droite comme à gauche. Et nous brûlons toute la nourriture et les fourrages que nous ne pouvons emporter, quand nous en trouvons… Il ne doit rien rester pour l’ennemi.

 Nous voilà arrivés à Borisov. Il commence à faire vraiment froid. Ceux des nôtres qui nous précèdent ne nous ont rien laissé. Ils ont dévoré la nourriture disponible et brûlé le reste sans penser à l’arrière-garde. Ceux qui étaient près de lui nous ont dit la colère du maréchal Davout.

 
30 octobre

 Cette nuit va être un cauchemar : nous bivouaquons sur le champ de la grande bataille près de Borodino. La puanteur est épouvantable. C’est celle de milliers de cadavres d’hommes, Français et Russes, et de chevaux; tous mutilés et déchiquetés peut-être par des corbeaux… Ils sont restés là où ils sont tombés il y a deux mois…

 
Nous sommes à moins d’une lieue de Mojaïsk. Mais il se raconte que là-bas, les employés des vivres vendent la nourriture au lieu de la distribuer… Trouver de quoi manger commence à devenir une obsession. Nous n’avions reçu que quatre jours de vivres en quittant Moscou il y a dix jours.

 

31 octobre

 

Très éprouvante cette marche à travers la plaine de Borodino. D’autant qu’il n’y a pas que les cadavres. Il y a aussi les blessés que nous avons laissés il y a deux mois dans le monastère de Kolotski. Ceux qui ne sont pas morts de faim se traînent sur le bord de la route, ils nous supplient de les emmener avec nous…

 

Nous allons coucher ce soir à mi-chemin de Gjatsk. Avec nous 500 blessés français entassés tant bien que mal sur les voitures de notre convoi. Nous ne pouvions pas les laisser mais nous avançons encore plus lentement. Il se dit que nous sommes maintenant à deux jours de marche de l’avant-garde…


 

18.10.12

Nous quittons Moscou


L’ennemi a attaqué Murat tôt ce 18 octobre. Et cette fois ça ne nous a pas fait rire. Ils ont quitté leur camp retranché de Taroutino et ont pris les nôtres par surprise. Ceux qui y étaient racontent que les Russes étaient trop de monde et que les boulets tombaient comme de la grêle. Ils ont dû se replier…
 
Nous partons. Ce soir nous nous allons bivouaquer au-delà de la porte de Kalouga comme les soldats d’Eugène et de Ney. Nous avons reçu quatre jours de vivres, mais seulement des demi-rations de pain.

19 octobre

Une belle journée d’automne pour cette première journée de marche. Nous avons pris la route de Fominskoïe par Ignatova. Nous sommes partis vers le sud sans savoir où est l’ennemi ?

Dans la fraicheur, nous marchons depuis la pointe du jour. En tête du convoi, les soldats d’Eugène. Allons-nous venger Murat et donc livrer bataille ? Peut-être car nous avons laissé à Moscou nos éclopés…


20 octobre

Heureux sommes nous d’avoir passé la porte de Kalouga dés le 18 au soir. Ceux qui sont partis le lendemain ont eu toutes les peines à quitter Moscou. Un officier d’artillerie nommé Faber du Faur nous a décrit une ville engorgée par des files sans fin de voitures de toutes les espèces chargées de butin et de vivres, et par des centaines de canons…
 
Au soir de cette deuxième journée de marche, nous commençons à faire tri dans notre paquetage. Ainsi chargés, nous n’irons pas loin. J’abandonne dans le bois où nous bivouaquons une belle robe en étoffe de soie que je voulais offrir à ma fiancée, après avoir vidé une bouteille de liqueur avec mes compagnons…

21 octobre

 Ce que je peux vous dire, c’est que nous nous dirigeons vers Smolensk par la vieille route de Kalouga. Nous allons donc à la rencontre de l’ennemi là où il a attaqué Murat…

Avons entendu des coups de canon. On dit que ce sont des soldats de la Garde qui ont mis en fuite des cosaques qui attaquaient un de nos convois…

22 octobre
 
Il pleut comme vache qui pisse depuis l’aube. Et nous avons viré à droite en direction de  l’ouest. Nous avons donc quitté la route…
 
Nous du 1er corps avons rejoint en début d’après-midi la Garde impériale à Fominskoïe. On dit que l’Empereur est là aussi…





7.10.12

Les blessés quittent Moscou

Ce n’est pas que j’ai beaucoup de religion mais j’ai été baptisé à la paroisse Saint-Etienne de Lille le lendemain du jour de ma naissance. Alors voir des églises transformées en écuries, ou entendre parler de soldats qui auraient déterré les os des tsars à la recherche de trésors, ça m’a comment dire, écœuré…

Je n’ai pas reçu de lettres ni de mon père, ni de ma fiancée. Ont-ils au moins reçu les miennes ? On dit que les estafettes ont de plus en plus de mal à atteindre les relais. Maudits cosaques.

8 octobre

Et si je vous disais que dans ce Moscou tout juste sauvé du feu, des comédiens français ont interprété le Jeu de l’Amour et du Hasard…Oui c’est du Marivaux. Et non je n’y étais pas mais j’ai vu le carton d’invitation. Et on m’a dit que c’était joué de façon très drôle. Si le théâtre ouvre ses portes, c’est peut-être que nous allons rester ?

9 octobre

Vous avez vu mon beau plumet blanc et noir? D’accord les puristes vous diront qu’il n’est pas réglementaire. Et encore moins pour un simple fusilier de la ligne. Nous les simples soldats de l’infanterie, nous devons porter des pompons ou houppettes. Mais en cette année 1812, en matière d’uniforme, le règlement…

Brossons nos uniformes et dérouillons nos fusils. Il nous faut de l’émeri et de l’huile d’olive - où trouver de l’huile d’olive à Moscou ? – car il ne faut pas employer de substances grasses pour les parties en cuivre qui peuvent s’oxyder. On dit que Napoléon va passer en revue le 1er Corps demain.

10 octobre
Nous avons vu passer ce que nous appelons les charrettes de la mort. Un premier convoi de 1500 blessés a quitté Moscou hier. Il était sous les ordres du général Nansouty, qui a été blessé à la grande bataille sur la plaine de Borodino.

La revue du 1er Corps c’est maintenant. Sauf pour nous. Napoléon verra demain notre division qui est commandée par le général Gérard depuis la mort de Gudin. Et nous sommes fin prêt. Enfin presque.


11 octobre

Voilà l’Empereur à son arrivée pour notre revue. Le maréchal Davout, visiblement guéri, l’accompagne. L’Empereur a tiré quelques oreilles et décerné plusieurs décorations. Je suis trop loin pour entendre ce qu’il dit à ceux qu’il a promus. Mais il a l’air très satisfait.

Qui va en tuer le plus ? Des Russes ? Non des poux ! Ces petits parasites qui se gorgent de notre sang nous les écrasons entre deux ongles car ils nous démangent, c’est insupportable. On dit aussi qu’ils peuvent causer des maladies mortelles. Est-ce que vous savez si Napoléon sait que le pire ennemi de ses soldats, ce sont les poux ?

12 octobre


C’est maintenant notre principal sujet de discussion à la veillée par ces soirées d’automne russe de plus en plus froides. Si nous partons, qu’est-ce que nous emportons ? Il va falloir choisir dans notre butin. Car nous ce que nous emporterons, nous devrons le porter…

Je vous ai déjà dit un mot de la mauvaise santé des chevaux ; ils sont atteints d’une maladie des intestins qui en tue plusieurs par jour. Ils tombent comme des mouches. Il ne resterait qu’un tiers de ceux qui ont passé le Niemen.

13 octobre

Regardez ce dur à cuire. C’est un sapeur qui a reçu la Croix des mains de l’Empereur. Il a sa vaisselle à l’air. Comme on le voit, il n’en pense pas moins. Et il en a des histoires sans fin à raconter aux blancs-becs et autres…Mais si ça barde, il sait quoi faire…

Il neige ! Quelques flocons sont tombés sur Moscou. Est-ce le début du terrible hiver russe ?

14 octobre

Davout a réuni les chefs de corps. Il parait qu’il les a interrogés sur les moyens d’habillement et de subsistances. Je ne sais pas si c’est pour rester ou pour partir mais tout cela semble lui causer beaucoup de soucis…

On raconte que l’ordre a été donné d’arrêter à Smolensk tous les convois montant vers Moscou. Donc nous partons ?

15 octobre

Croisé à l’instant un Henri Beyle tout énervé qui m’a raconté qu’il avait résisté comme un diable à un ordre d’aller à Smolensk s’occuper de l’approvisionnement de réserve. Il dit qu’il a très mal aux dents et qu’il est malade. Et il insiste pour ceux qui n’auraient pas compris : « Tout le monde s’en apercevra bientôt si je ne trouve les moyens de me faire un ou deux pantalons ». Ce ne serait pas de la faute des poux mais de l’eau…

La neige qui était tombée a déjà fondu. Pas si terrible, l’hiver russe

16 octobre

Je suis resté un bon moment à regarder les sapeurs de la Garde impériale qui décrochent les aigles impériales russes du haut des tours du Kremlin. Pour les souvenirs aussi il est trop fort, l’Empereur.

Il a eu beau pester, Henri Beyle a quitté Moscou. Il est parti avec un convoi de blessés en direction de Smolensk.
17 octobre

Vous savez pourquoi appelle les convois de blessés les charrettes de la mort ? Parce que beaucoup vont casser leur pipe pendant le transport. Et je ne parle que de ceux qui ne sont pas déjà morts. Ainsi trois mois après une bataille, un sixième des blessés seulement le serait toujours. Certains sont guéris et ont repris leur place parmi nous. Et pour les autres, nous parlons de troupiers refroidis chargés de commission pour l’autre monde…


Le sergent Bourgogne m’a reçu dans ce qu’il est impossible d’appeler un bivouac. Il y avait sur le sol des fourrures d’hermines, de loups et même de lions. Et il m’a fait boire du punch au rhum de la Jamaïque en parlant du plaisir que nous aurions à retourner en France…





4.10.12

Le plus bel incendie du monde

Le plus beau moment de notre campagne de Russie? Quand nous avons découvert à la mi-septembre depuis une hauteur la capitale de la Russie et ses mille clochers en or... Notre fierté nous fait tout oublier, les marches interminables, la faim, les morts…Toute ma vie je pourrai dire: moi Vandevoorde, natif de Lille, j’étais de l’armée qui a conquis Moscou.

Puis tout est allé de mal en pis. Non seulement les Russes ont quitté la ville sans se rendre - Napoléon a attendu en vain que des boyards lui en apportent les clés - mais ils y ont mis le feu. L’Empereur lui-même, le Kremlin cerné par un océan de flammes, a dû fuir à pied, dans une chaleur brûlante, en se protégeant le visage et les vêtements des flammèches. Il a tellement tardé à partir qu'il aurait pu y perdre la vie ont raconté ceux d’entre nous qui se sont précipités à son secours avec le maréchal Davout pourtant toujours blessé…

C’est une bien vilaine chose qu’une ville qui brûle. Et quand nous sommes entrés dans la capitale de la Russie, le 21, notre rêve était passé : façades des palais noircies, maisons brûlées qui fument encore, débris de toutes sortes, cadavres des incendiaires attaqués par des corbeaux, et tout cela puait horriblement.

Nous nous sommes installés dans le faubourg de Kalouga qui n’a pas brûlé et dans un tiers de la ville du coté de Kalouga et de Toula. Et nous y sommes toujours.
Seul le colonel François Parguez, l’aide de camp de Morant, a trouvé le moyen de nous faire rire. Il a raconté qu’il avait tenté de rassurer son épouse en lui écrivant ces quelques lignes : «La prise de Smolensk, la prise de Moscou et toutes les prises que j’ai faites ne doivent pas t’inquiéter plus que celles que je prendrais si j’avais du tabac dans ma tabatière...»

Davout, je vous l’ai déjà dit, a été blessé pendant la grande bataille où nous nous sommes chauffés avec les Russes sur la plaine de Borodino. Blessé où ça ? Au bas-ventre… Ce qui a fait sourire certains… même si nous sommes tous très attachés à notre Maréchal qui est tout de même resté avec nous ce 7 septembre 1812. Car comme il le dit souvent : «Un Maréchal ne doit quitter le champ de bataille et son commandement que lorsqu’il n’a plus de tête.»

Puis notre Grande Armée a commencé à se décomposer : beaucoup de nos soldats soûls comme des Suisses, ont abandonné leur uniforme et revêtu des fourrures, des habits chinois et turcs et autres tenues extravagantes… Puis nous sommes tous devenus de vulgaires pilleurs. Et moi aussi. Car comment résister à de telles tentations après de telles privations ? Si les maisons ont brûlé, comme les boutiques, leurs caves sont pleines de bouteilles de vin de bière de liqueur mais aussi de jambons de poissons de farine de fruits confits et nous voilà tous comme des enfants devant ces trésors…Jusqu’à pour certains à déterrer dans l’église du Kremlin les os des tsars à la recherche de trésors. Moi qui n’ai pas beaucoup de religion, ça comment dire, écœuré… Et Si je vous disais qu’au Kremlin, des fantassins ont dû payer 5 francs à des grenadiers et à des chasseurs à pied de la Garde pour pouvoir conserver les quelques subsistances qu’ils y avaient trouvées.

Ceux qui sont passés devant le Kremlin et ont repéré le bureau de l’Empereur assurent qu’il ne cesse de travailler pour nous. En témoignent les deux chandelles allumées jours et nuit à sa fenêtre… Mais selon un camarade qui sert au Kremlin et je ne sais pas s’il faut le croire, il ne sait plus trop quoi faire aujourd’hui. Il réuni ses maréchaux en ce début octobre puis les aurait congédiés, irrité qu’il était de leur rejet de son nouveau plan de conquête de Saint-Pétersbourg.

J’ai quand même fait des connaissances intéressantes. Celle d’un curieux garçon nommé Henri Beyle. Il n’a pas trente ans, il est à l’intendance, et il tient des propos cocasses. Il m’a affirmé que l’incendie de Moscou était le «plus bel incendie du monde» dont il aurait pu «jouir» s’il avait été «seul ou entouré de gens d’esprit…» Et d’un sergent Bourgogne de la Garde impériale qui, vous ne voudrez sans doute pas le croire, a organisé un soir un bal costumé. Imaginez ces grands gaillards de la Garde impériale dansant, en mesure, sur «On va leur percer le flanc», habillés en boyards russes et en marquis.

Enfin d’un compagnon qui a son frère dans la cavalerie : beaucoup de chevaux sont si affaiblis qu’on ne peut les lancer au galop. Eux aussi méritaient un peu de repos. Mais ils sont toujours à l’avant-garde avec Murat. Lequel a failli être fait prisonnier. Tombé dans une embuscade, il a dû se réfugier dans un carré d’infanterie. Nous, ça nous a bien fait rire. Lui qui s’était persuadé que les cosaques le voulaient comme chef ! Car pendant ce temps là, nos ennemis continuent à nous harceler…

13.9.12

La bataille de Borodino


Je ne sais pas quel bout commencer à vous raconter ces quinze derniers jours. Peut-être en vous précisant que nous marchons actuellement à quelques lieues de Moscou après une grande bataille où nous, comme nos ennemis, avons perdu beaucoup d’hommes.

Nous sommes arrivés dans la plaine de Borodino en suivant les pentes de la Moskova le 5 septembre. Le lendemain le portrait du roi de Rome a été exposé devant la tente de l’Empereur. Je me suis dit que s’il était plus vieux, il aurait été ici autrement qu’en peinture… Et la bataille a commencé à l’aube du 7 avec la canonnade. On ne nous avait pas distribué d’eau de vie. Nous nous sommes battus le ventre vide.

Le capitaine de notre compagnie nous a placés en demi-cercle avant de nous lire une proclamation de l’Empereur. Ce que j’en ai retenu ? Que cette bataille «tant désirée» dépendait de nous.

Qu’elle allait nous donner «l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie ». Et que nous pourrons dire : « Nous étions à cette grande bataille sous mes murs de Moscou. »

Nous nous sommes dirigés sous les tirs de mitrailles et de boulets vers un mamelon fortifié et armé de batteries, c’est la grande redoute.… Tout au long de la journée, nous allons prendre puis perdre et reprendre cette position. Comme la pente était raide, les boulets volets au-dessus de nos têtes.

Nous avons attaqué encore et encore, sacré nom de Dieu, en avant ! Un combat terrible, plusieurs fois pêle-mêle avec les Russes. Certains des nôtres chantaient la Marseillaise en chargeant à la baïonnette… J’ai essayé de secourir Vacherot tombé à mes cotés mais le coup était trop mortel… Puis nous avons combattu par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux, des cadavres d’hommes sous les cadavres de chevaux… dans le boucan des canonnades et les gémissements des mourants…

Mais les Russes refusaient obstinément de quitter le champ de bataille. Pour les y contraindre, tous nos canons vont vomir la mort.

Au réveil, sous une pluie froide, nous avons appris que pendant la nuit, l’ennemi avait fait retraite, sans rien laisser sur son chemin. Il n’y aura plus de combats aujourd’hui.

« Attention aux blessés ! » C’est en progressant à travers le champ de bataille que nous sommes repartis à la poursuite des Russes. L’ami Goguelat en a fait la meilleure description en parlant d’un « vrai champ de blé coupé : au lieu d’épis, mettez des hommes ». J’ai compté vingt Russes morts pour un Français. Partout des morts, des mourants, des blessés. Je ne vous décris pas les membres épars, têtes, bras, jambes…On m’a même parlé d’un de nos soldats amputé des deux jambes et d’un bras. Encore vivant, « plein d’espoir et même de gaieté».

 
Sur le champ de bataille de Borodino, nous avons pillé les cantines des Russes et pris le peu de farine et d’eau de vie qui leur restaient ? Nous avons aussi fait griller la viande des chevaux morts avec le bois des crosses des fusils…

En rejoignant le 1er Corps, nos camarades nous ont raconté que pendant la bataille, ils avaient cru Davout mort. Mais le mort c’était son cheval tué sous lui par un boulet – lui qui avait juste perdu connaissance un instant avant de reprendre son commandement… A pied.

 Dans la bataille, notre régiment, le 21e, a perdu un grand nombre de soldats et d’officiers dont les lieutenants Bouvier et Demangeon tués sur la plaine de Borodino… Il ne reste que 24 hommes de notre compagnie de 140 que nous étions…

Donc nous marchons maintenant vers Moscou et il y a un peu de rancœur dans les rangs où il se dit que pendant que nous cassions notre pipe sans sourciller dans la plaine de Borodino, Napoléon n’a pas fait donner sa chère Garde. Il aurait juste consenti à jeter dans la bataille quelques dizaines de ses pièces d'artillerie. Et voilà pourquoi les Grognards sont Immortels !

 Enfin juste avant la bataille, l’une des pires qui aient jamais existé, l’un de ceux qui m’écoutaient lire à la veillée le Charles XII de Voltaire est passé me dire qu’un prisonnier russe avait répondu par un seul mot à une question sur ce que l’ennemi allait faire maintenant : «Poltava ».A vous aussi j’ai raconté en juillet ce que je savais de cette bataille de 1709 où les Russes ont rossé les Suédois… Ils voulaient faire de même avec nous. Ils ont échoué…