26.11.12

Revoilà Georges Dujardin


Nous nous sommes réveillés sous une couche de neige. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons maintenant lentement peut-être pour laisser au reste de l’armée le temps de passer la Bérézina. Mais nous ne savons encore ni où ni comment. Juste que nous serons les derniers à atteindre le fleuve.

 
Je pourrais vous dire que nous partons de bonne heure et marchons jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais ce ne serait pas la vérité. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons lentement pour protéger le reste de l’armée.

 Nous marchons mais le cœur n’y est plus. J’entends mes compagnons grogner lors des haltes : pourquoi est-ce à nous seuls d’assurer la fuite des autres ? Pourquoi ne pas nous disperser en petits groupes et accélérer ? Pourquoi s’obstiner à mourir par bataillon entier ? Et la faim et le froid et la neige et la fatigue…

 
27 novembre

 
Nous nous sommes mis en mouvement ce matin à cinq heures et demie. On dit que nous marchons vers Borissov. Mais je croyais que les Russes avaient brûlé le pont ?

 
Nous venons d’arriver à Stoudianka sur les bords de la Bérézina. Il parait qu’il y a encore trois jours c’était un village mais il a été détruit pour construire les ponts. Le fleuve est large d’au moins cent cinquante pas. On nous a raconté le travail des pontonniers dans l’eau glacée. Des masses de traînards, de blessés, de civils attendent sur la rive droite. Napoléon et la Garde et plusieurs Corps sont déjà passés de l’autre côté. Il doit y avoir une bataille car on entend tonner les canons.

 
28 novembre
 

Nous avons franchi la Bérézina cette nuit après les survivants du 4e Corps. Le froid était vif (– 40°), de grosses plaques de glace dérivaient sur le fleuve, mais nous sommes passés relativement dans l’ordre. Cela n’a pas empêché François Hazpin du 21e, de tomber du pont. On ne l’a pas revu.

Avec les soldats d’Eugène, nous avons été envoyés en avant pour ouvrir la voie vers Zembin. Mais nous n’étions pas de la bataille autour des ponts où se pressait la marée humaine des traînards…

 
29 novembre

 
-30°. Le froid est si intense que les Cosaques ont cessé de nous attaquer. Plus question d’arrêter de marcher... Ceux qui s’arrêtent meurent... Dans un village, nous avons trouvé des pommes de terre...

Avons écouté avec indifférence la description des scènes d’horreur après la destruction des ponts quand les Russes ont attaqué…

 

30 novembre

 
J’ai marché au côté du 7e léger. Au singulier. Il n’y a plus qu’un sous officier dans ce régiment. S’il y a d’autres survivants, ils ne sont plus avec nous…

 
Il fait de plus en plus froid… Les corbeaux gèlent en plein vol. Puis ils chutent sur le sol. Je crois bien avoir lu une scène comme celle là dans le Charles XII de Voltaire.

 
1er décembre
 

«Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus, on n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus... » Ah non ce n’est pas de moi. C’est Victor qui s’est mis à versifier en marchant. Le froid et la faim ont chez certains des effets insolites... Mais je doute que dans son état, et pieds nus, il aille loin.

 
Encore quelques jours de marche et nous serons à Vilnius. Ce n’est plus la Russie. Les Lituaniens sont nos amis. Nous n’avons pas oublié l’accueil chaleureux qu’ils nous avaient réservé en juin. Ni leur plat national à base de pommes de terre et de viande… Ni leur bière… Un pas, encore un autre…

 
2 décembre

 
Encore une scène inimaginable. Et d’ailleurs vous ne me croirez pas… Alors que nous avions trouvé refuge dans une grange, notre général Gérard a lancé à Davout : « Il y a six mois votre corps d’armée défilait devant cette grange dans laquelle il tient tout entier aujourd’hui. »

 
Grand moment de bonheur hier soir. Nous tentions de nous réchauffer auprès d’un maigre feu quand j’ai entendu un accent, une voix que je connaissais. Je me suis penché vers l’homme assis à ma gauche pour mieux le regarder. Il a levé la tête, un peu méfiant puis il a souri dans sa barbe enneigée. C’était Dujardin, Georges Dujardin, mon pays du Nord, le gars de Hem !

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