11.11.12

Le pillage de Smolensk


Nous voilà enfin devant Smolensk. Mais les mots me manquent : il y a des cadavres partout. Sur les rampes du Borysthène que vous appelez peut-être le Dniepr, au pied des murailles, sur l’escarpement de glace qui conduit à la haute ville…Que s’est-il donc passé ici ? Je vous laisse, nous entrons…

 
Des soldats entrés dans Smolensk il y a deux jours nous ont tout raconté pêle-mêle; les grandes portes closes à ceux qui n’étaient plus enrégimentés, les bousculades, les bagarres, les hurlements et les morts. Puis la Garde a une nouvelle fois été la première servie : les biens nommés Immortels ont reçu des vivres pour quinze jours avant que les autres soldats n’obtiennent le moindre morceau de pain !!! Je promets demain de vous dire la suite…

 
12 novembre
 

Revu le sergent Bourgogne. Je lui ai dit nos malheurs. Il a été chercher une bouteille d’eau de vie et un petit sac de farine avant de me raconter l’accouchement il y a quelques jours, en pleine tempête de neige, de la femme de leur barbier. Il a ajouté que pour la protéger du froid ils avaient pris les capotes de deux soldats morts dans la nuit.
 

Je termine mon récit de ce qui s’est passé dans Smolensk quand les premiers soldats sont arrivés, deux jours avant nous. Comme ces paresseux de riz-pain-sel n’ont pas organisé assez vite la distribution des réserves, beaucoup des nôtres ont décidé de se servir eux-mêmes : ils ont attaqué les entrepôts, défoncé les tonneaux de biscuits et les tonneaux d’eau de vie. Et pris pour les tuer des dizaines de chevaux – 300 ? - jusque dans les écuries. Tout cela a été mangé en une seule journée. Davout a quand même réussi à nous organiser une distribution de ce qui reste…

 
13 novembre
 

Je m’étais vanté auprès de mes camarades que je connaissais quelqu’un à l’intendance qui allait nous aider. Mais je n’ai pas trouvé Henri Beyle car il est déjà reparti. Dans le logement qu’il occupait, j’ai découvert une esquisse de lettre adressée à une comtesse où il a écrit : « Tout ce qui n’a pas l’âme un peu forte est plein d’aigreur, mais le soldat vit bien, il a des tasses pleines de diamants et de perles. Ce sont les heureux de l’armée…» Il a dû abuser de l’eau de vie…

 
La recherche de nourriture est à la fois notre seule occupation et notre principal sujet de conversation. On m’a parlé d’un lieutenant du quartier général qui se vante d’avoir apprécié une fricassée de chats. Un autre a dégusté une tête du chien. Mais j’hésite à vous dire le plus épouvantable. Peut-être demain ?
 
14 novembre
 
-25° ce matin et j’ai un peu de mal à écrire tant mes mains sont gelées. Mais je crois que je vais aussi vous glacer le sang avec ce récit. Alors que nous parlions une fois encore de boustifaille, un soldat d’un autre régiment a murmuré qu’il avait su que des blessés s’étaient nourris de la chair de leurs camarades morts… Il a tellement bien décrit comment ils avaient découpé des lanières de cuisses avant de les faire griller et de les mâcher qu’on l’a regardé avec effroi. Mais il nous a assuré que lui-même n’en était pas…

Nous avons vu Napoléon et presque toute l’armée quitter Smolensk par la porte de Wilna accompagnés d’un vent glacial. Nous attendons l'arrivée de Ney qui était avec ses soldats à l’arrière-garde. Pendant un très court instant je me suis demandé ce que ceux du 3e Corps allaient avoir à manger quand ils entreront dans la ville?

 
15 novembre
 
Nous quittons aujourd’hui Smolensk. Sur ordre de l’Empereur, nous n’emportons avec nous que les blessés qui peuvent se rétablir en une semaine. Les 5000 autres, en comptant aussi les malades, qui n’ont pas cette chance vont rester dans la place, abandonnés à la compassion de l’ennemi. Mais l’horreur atteinte par cette guerre est telle que je n’y crois pas du tout. Et eux non plus. Beaucoup de ces blessés qui craignent la vengeance des Russes se sont installés à la principale porte de la ville et supplient les conducteurs de traineaux ou les voitures de leur faire une place…
 
Certains d’entre nous se sont frottés avec ceux du 3e Corps tout juste arrivés à Smolensk. Ils nous accusaient d’avoir vidé les réserves. On raconte aussi que Ney s’est emporté face à Davout. Il se dit que nous ne partirons que demain. Que nous allons marcher vers Minsk, plus à l’ouest, où il y a un dépôt très important. C’est là que nous prendrons nos quartiers d'hiver.
 
16 novembre
 
Nous marchons depuis les premières heures du jour. La température est glaciale, moins trente degrés et les cosaques ne cessent de nous tourmenter.

Bivouac ce soir à Koritnia. Avez-vous entendu parler de l’histoire du sacrifice des cents hussards de Hesse? Je ne sais pas si elle est vraie. Mais pour protéger leur jeune prince Emile dans la tempête de neige, quelques jours avant Smolensk, ils se sont tous massés autour de lui avec leurs belles capes. La chute est moins belle : le lendemain matin, les trois quarts étaient morts.

 
17 novembre

 
Alors que nous marchions vers Krasnoë, nous avons entendu le bruit d’une canonnade très vive. C’était l’ennemi qui s’en prenait aux régiments de Broussier. Davout a envoyé notre division à leur secours. Nous avons fait au plus vite mais nous n’avons sauvé que quelques centaines de soldats. Ils disent qu’ils étaient trois mille quand ils ont quitté Smolensk.

 
Nous avions repris la route en nous arrêtant de temps en temps pour attendre les soldats de Ney. Quand soudain, en face de nous et sur notre gauche, est apparue toute l’armée ennemie. Cette fois ce sont les soldats de Compans qui ont chargé pendant que lui hurlait «On n’emportera pas les blessés». Puis ce sera à notre tour. Nous allons tous mourir.

 
Mais voilà les bonnets à poils de la Garde et les Russes qui les ont vus aussi reculent ! Et nous nous précipitons tous pour nous réfugier derrière les rangs des Immortels dont on disait tant de mal il y a encore quelques heures… Grâce à eux nous voilà maintenant à l’abri derrière les murs de Krasnoë.

 
18 novembre

 
En quittant Krasnoë dans la nuit, à la muette, nous avons à nouveau été attaqués par les Russes. Sans trop de mal même s’il se murmure que Davout y a perdu quelques affaires et son bâton de maréchal. Mais hier, il a fait bougrement chaud, et c’est tout son corps d’armée qui a failli partir chez le Père éternel…

 
Un capitaine du 30e de ligne qui a ramassé et protégé l’aigle de son régiment hier au cours de la bataille va être décoré… Non je ne sais pas ou est le nôtre. Et non nous n’avons pas de nouvelles de Ney. En l’attendant nous avons pris position à Dubrovna en avant d’Orsha. Pas de nouvelle de Ney.

 
 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire