Nous avons trouvé de quoi faire de la bouillie. Nous avions même réussi à nous faire un abri mais un coup de vent l’a emporté. Il ne faut pas dormir… Ou seulement quelques heures. Pour ne pas se transformer en cadavres. Il y en a partout.
Encore un pas, encore un autre. Avec Dujardin on parle du pays. Il me raconte Hem, mais je ne pense qu’à Lille. J’imagine la rue Lepelletier… Je me vois courir vers mon père… Et cela m’aide à avancer.
4 décembre
Mes lèvres se collent, mes yeux pleurent, mes larmes gèlent… C’est heureux de ne pas être seul. De lutter ensemble contre le froid. De se frictionner mutuellement le visage et les mains. Beaucoup ont perdu des doigts, certains leur nez, d’autres encore des parties plus intimes…
5 décembre
On marche et on glisse et on tombe… Certains réussissent à se mettre à genoux. Puis chutent à nouveau, rougissant la neige de leur sang. Ne pas les regarder. Avancer. Avancer encore.
6 décembre
Maintenant, avec Georges Dujardin, nous marchons seuls. Comme des frères. Il n’y a plus d’amis dans cette folie blanche. Que des loups dominants prêts à dépouiller de plus faibles.
« Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, On a sa place derrière l’église, On a son nom sur un’ croix de bois, Où l’on n’espère que la payse, Viendra pour prier quelquefois, pour prier quelquefois lalala… »
Et il n’y a plus rien à attendre de l’armée confiée par Napoléon à Murat. Marcher, marcher encore.
7 décembre
Vilnius est en vue – voilà la tour de Gediminas qui surplombe le château. Nous avons réussi. Nous sommes sauvés. Si nous avions un peu plus de vigueur, c’est en courant que nous foncerions vers la ville, vers la porte de l’Aurore…
Satanés cosaques... Un groupe de cavaliers nous a pris en chasse en hurlant... J’ai eu beau courir… Je n’ai pu éviter un coup de sabre à la poitrine… Dujardin m’a relevé… Il dit que ce n’est rien... Qu’à Vilnius on va me soigner… Que demain tout ira bien…
8 décembre
«Adieu Rose, adieu du courage, D’nous revoir i’n’faut plus songer, faut plus songer lalala… » Dujardin a réussi à me trainer dans Vilnius… malgré la presse…porte de l’Aurore... Combien vont mourir ici… écrasés… étouffés… gelés?
Rien à manger… Impossible de me faire soigner... Ni surtout de se mettre à l’abri. Les habitants nous ont fermé leurs portes... Il y a des blessés et des morts dans les rues... Il fait si froid… Ma tête tourne… Je n’y vois plus goutte…
Va-t-en Georges… Va-t-en… Moi c’est fini… j’irai pas plus loin... j’sens que j’m’en vas... T’iras voir mon père… Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage… D’êt’ fait pour mourir loin du pays… D’êt’ fait pour mourir… n’m’oubliez pas…

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