1.11.12

A l'arrière-garde


En traversant Gjatsk, nous avons vu ce qui restait d’un convoi de ravitaillement venu de France et pillé par ces satanés cosaques. Il n'y avait plus que des bouteilles de clos-voujeot et de chambertin. Mais elles étaient vides. Un camarade de Dijon nous a dit que c’était des vins de Bourgogne. Il voulait nous parler de leur robe et de leur bouquet…Mais on lui a vite fait comprendre que puisqu’on n’avait pas pu les boire…

 
Nous voilà en train de nous frotter avec l’ennemi à hauteur du village de Tsarevo Zaimiché. D’un côté il y a les Russes, de l’autre les cosaques. Nous devons protéger un gué dans lequel se sont encore embourbés les soldats d’Eugène…

 2 novembre

 
Cette nuit sans dormir, la neige qui tombe à nouveau et le froid… Nous avons marché en détournant notre regard des blessés tombés des voitures… Il se dit que parfois les cochers font exprès de passer dans des trous et des ornières pour s’en débarrasser… Et que pourrions-nous faire, les porter sur notre dos ?
 

R’lan tan plan : les ordres ont été donnés dans la soirée. Notre division, celle que commande le général Gérard depuis la mort de Gudin, a été chargée d’assurer l’extrême arrière-garde de la Grande Armée. Nous avons passé la nuit sans manger ni dormir. Exclusivement consacrés au salut du reste de l’armée.

3 novembre
 
Alors que nous avancions dans la brume, à une heure de Wiasma, des milliers de Russes et de cosaques nous ont attaqués et ont coupé la route entre nous du 1er Corps et les soldats d’Eugène. Toujours à l’arrière-garde de l’arrière-garde, nous chargeons à la baïonnette sous le feu de l’artillerie… Sacré nom de Dieu en avant !


Brave Ney qui est venu à notre secours avec toute une division. Nous avions réussi à nous replier en ordre, par échelon, quand des milliers de traînards se sont débandés à travers nos régiments emportant dans leur course folle beaucoup de soldats. Deux officiers du 21e ont été tués dans cette bataille, le lieutenant Charreau et le sous-lieutenant Ragot. Et quand nous sommes entrés dans Wiasma, la ville brûlait…

 
4 novembre

 On nous a rapporté le désespoir de Davout. Il a très mal vécu notre relève à l’arrière-garde car c’est une sanction. Napoléon est furieux contre notre maréchal, il nous a trouvés trop lents. Est-ce qu’il a su les voitures enlisées, les chevaux morts, les blessés abandonnés sur le bord des routes, les traînards, les hourrahs des cosaques et les batailles, l’Empereur ?

 
Enfin une bonne nouvelle : hier soir les soldats de Ney nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous nous sommes effondrés de fatigue dans le bivouac vite installé sur une hauteur. Dormir enfin. Sans que pèse sur nous la responsabilité de l’armée. Vive l'Empereur!

5 novembre

 Il a neigé. Il faut marcher et surtout ne pas être pris par les cosaques ou peut-être plus terrible encore par ces furieux de paysans russes. Un des nôtres qui a réussi à rejoindre nos lignes nous a fait des récits qui nous ont épouvantés… Nous partons, je vous les dirai ce soir…


Plutôt mourir qu’être fait prisonnier. C’est ce que nous avons tous pensé en écoutant celui des nôtres qui avait réussi à se cacher pendant que les paysans se vengeaient sur ses malheureux camarades, déshabillés, laissés nus dans le froid, frappés à coup de bâton ou de lance, et pour finir, enterrés, alors qu’il en est persuadé, ils étaient encore bien vivants…

 6 novembre

 Ce matin le soleil ne s’est pas levé. Et nous avons de nouveaux ennemis : le froid, la neige et un vent furieux qui nous bombarde de flocons si gros que même moi dans le nord je n’en ai jamais vu de pareils. Et maintenant nous marchons en distinguant à peine celui qui marche devant nous…

 

Après vous avoir raconté le calvaire des nôtres quand ils ont été pris par l’ennemi, il faut bien que je vous dise quelques mots du sort de nos prisonniers russes. Et bien eux non plus ne vont pas très bien parce que nous avons si peu à manger, qu’il n’y a rien pour eux. Et il se dit qu’ils meurent de faim… Sur notre passage, nous avons aussi vu des corps de soldats ennemis, le crâne fracassé. Peut-être qu’ils ne marchaient pas assez vite ? Quand à les relâcher, c’est impossible. Il ne faut surtout pas faire savoir aux généraux russes dans quel état nous sommes…

7 novembre                                                                                 
 

Halte là ! Reculez donc un peu et laissez cette casserole tranquille… A moins que vous n’ayez avec vous un peu de farine ou de gruau ? Un morceau de cheval ? Un peu de graisse de voiture? Rien du tout alors passez votre chemin…Seriez vous un général que cela n’y changerait rien. Il n’y a que pour Davout que nous pourrions envisager de faire une exception…

Avant de m’endormir par ce froid glacial, j’avais dans la tête quelques phrases du Charles XII de Voltaire, le livre que m’avait envoyé l’oncle d’Armentières : les canons jetés dans les marais faute de chevaux pour les traîner, le manque de pain et les hommes qui tombent morts de froid...C’était pendant l’hiver 1708 il y a plus de cent ans. Et c’est maintenant.

 8 novembre

 Vu une scène pénible alors que nous venions de nous remettre à marcher : quelques soldats morts, gelés, exactement dans la position dans laquelle ils s’étaient endormis autour d’un feu désormais éteint. Et si demain c’était notre tour, si vous ne me trouviez plus à notre rendez-vous ? Notre moral est au plus bas, l’impression que tout cela va mal finir, qu’un compte à rebours mortel est engagé…

 
Nous de la 1ère compagnie du 2e bataillon avons réussi jusque là à marcher ensemble. La consigne c’est de ne pas nous écarter les uns des autres. C’est d’avancer. Sans un regard pour les morts et les mourants tombés sur notre route…
 

9 novembre
 
Je ne l’ai pas vu par moi-même mais on me l’a raconté : notre Davout a balancé un coup de poing dans la tête d’un de ses officiers qui venait de lui frictionner le visage avec de la neige. Il n’a pas compris tout de suite que c’était pour lui sauver son nez !

Smolensk – Smolensk – Smolensk : c’est devenu notre obsession. Encore un pas et un autre. Encore un autre. Ne pas s’arrêter. Là-bas il y a du riz, de la farine de l’alcool. Et même des milliers de bœufs et de moutons… Il faut tenir jusqu’à Smolensk…

 La neige qui continue à tomber efface les traces de ceux qui nous précèdent, les corps de ceux qui sont tombés, les squelettes des chevaux et les fusils que beaucoup de soldats, les mains gelées, abandonnent, sans penser aux cosaques…

10 novembre

 Alors que nous avons repris notre pénible marche vers Smolensk, nous nous demandons combien notre régiment compte encore de soldats? Quand le 21e de ligne est entré en Russie, nous étions 4344. Combien aujourd’hui? Et ceux qui marchent avec moi de tenter un improbable appel. Duchêne qui venait d’Indre-et-Loire vous l’avez vu ? Et Boisvert de Haute-Saône, Chandebeau du Maine-et-Loire, Cochy de Valenciennes, Conreur de Jemmapes, Derameaux le cordonnier… Et s’ils sont morts, au moins eux ne souffrent plus…

 
Nous bivouaquons à l’abri près de l’endroit où Gudin a été mortellement blessé le 19 août dernier. Les jambes emportées par un boulet russe, il a eu la chance de casser sa pipe en pleine gloire entouré par les siens. Et il n’aurait pas supporté de voir beaucoup de ses soldats, à bout de forces, les mains gelées, jeter leur fusil…

 

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