A l'arrière-garde
En traversant Gjatsk, nous avons vu ce qui
restait d’un convoi de ravitaillement venu de France et pillé par ces satanés
cosaques. Il n'y avait plus que des bouteilles de clos-voujeot et de
chambertin. Mais elles étaient vides. Un camarade de Dijon nous a dit que
c’était des vins de Bourgogne. Il voulait nous parler de leur robe et de leur
bouquet…Mais on lui a vite fait comprendre que puisqu’on n’avait pas pu les
boire…
Nous
voilà en train de nous frotter avec l’ennemi à hauteur du village de Tsarevo
Zaimiché. D’un côté il y a les Russes, de l’autre les cosaques. Nous devons
protéger un gué dans lequel se sont encore embourbés les soldats d’Eugène…
2 novembre
Cette nuit sans
dormir, la neige qui tombe à nouveau et le froid… Nous avons marché en
détournant notre regard des blessés tombés des voitures… Il se dit que parfois
les cochers font exprès de passer dans des trous et des ornières pour s’en
débarrasser… Et que pourrions-nous faire, les porter sur notre dos ?
R’lan tan plan :
les ordres ont été donnés dans la soirée. Notre division, celle que commande le
général Gérard depuis la mort de Gudin, a été chargée d’assurer l’extrême
arrière-garde de la Grande Armée. Nous avons passé la nuit sans manger ni
dormir. Exclusivement consacrés au salut du reste de l’armée.
3 novembre
Alors que nous avancions dans la brume,
à une heure de Wiasma, des milliers de Russes et de cosaques nous ont attaqués
et ont coupé la route entre nous du 1er Corps et les soldats
d’Eugène. Toujours à l’arrière-garde de l’arrière-garde, nous chargeons à la
baïonnette sous le feu de l’artillerie… Sacré nom de Dieu en avant !
Brave
Ney qui est venu à notre secours avec toute une division. Nous avions réussi à
nous replier en ordre, par échelon, quand des milliers de traînards se sont
débandés à travers nos régiments emportant dans leur course folle beaucoup de
soldats. Deux officiers du 21e ont été tués dans cette bataille, le
lieutenant Charreau et le sous-lieutenant Ragot. Et quand nous sommes entrés
dans Wiasma, la ville brûlait…
4 novembre
On nous a rapporté
le désespoir de Davout. Il a très mal vécu notre relève à l’arrière-garde car
c’est une sanction. Napoléon est furieux contre notre maréchal, il nous a
trouvés trop lents. Est-ce qu’il a su les voitures enlisées, les chevaux morts,
les blessés abandonnés sur le bord des routes, les traînards, les hourrahs des
cosaques et les batailles, l’Empereur ?
Enfin une bonne nouvelle : hier
soir les soldats de Ney nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous nous sommes
effondrés de fatigue dans le bivouac vite installé sur une hauteur. Dormir
enfin. Sans que pèse sur nous la responsabilité de l’armée. Vive l'Empereur!
5 novembre
Il a neigé. Il faut marcher et surtout ne pas être pris par
les cosaques ou peut-être plus terrible encore par ces furieux de paysans
russes. Un des nôtres qui a réussi à rejoindre nos lignes nous a fait des
récits qui nous ont épouvantés… Nous partons, je vous les dirai ce soir…
Plutôt mourir qu’être fait prisonnier.
C’est ce que nous avons tous pensé en écoutant celui des nôtres qui avait
réussi à se cacher pendant que les paysans se vengeaient sur ses malheureux
camarades, déshabillés, laissés nus dans le froid, frappés à coup de bâton ou
de lance, et pour finir, enterrés, alors qu’il en est persuadé, ils étaient
encore bien vivants…
6 novembre
Ce matin le soleil ne s’est pas levé.
Et nous avons de nouveaux ennemis : le froid, la neige et un vent furieux qui
nous bombarde de flocons si gros que même moi dans le nord je n’en ai jamais vu
de pareils. Et maintenant nous marchons en distinguant à peine celui qui marche
devant nous…
Après vous avoir raconté le calvaire des nôtres quand ils
ont été pris par l’ennemi, il faut bien que je vous dise quelques mots du sort
de nos prisonniers russes. Et bien eux non plus ne vont pas très bien parce que
nous avons si peu à manger, qu’il n’y a rien pour eux. Et il se dit qu’ils
meurent de faim… Sur notre passage, nous avons aussi vu des corps de soldats
ennemis, le crâne fracassé. Peut-être qu’ils ne marchaient pas assez vite ?
Quand à les relâcher, c’est impossible. Il ne faut surtout pas faire savoir aux
généraux russes dans quel état nous sommes…
7
novembre
Halte là ! Reculez
donc un peu et laissez cette casserole tranquille… A moins que vous n’ayez avec
vous un peu de farine ou de gruau ? Un morceau de cheval ? Un peu de graisse de
voiture? Rien du tout alors passez votre chemin…Seriez vous un général que cela
n’y changerait rien. Il n’y a que pour Davout que nous pourrions envisager de
faire une exception…
Avant de m’endormir
par ce froid glacial, j’avais dans la tête quelques phrases du Charles XII de
Voltaire, le livre que m’avait envoyé l’oncle d’Armentières : les canons jetés
dans les marais faute de chevaux pour les traîner, le manque de pain et les
hommes qui tombent morts de froid...C’était pendant l’hiver 1708 il y a plus de
cent ans. Et c’est maintenant.
8 novembre
Vu une scène
pénible alors que nous venions de nous remettre à marcher : quelques soldats
morts, gelés, exactement dans la position dans laquelle ils s’étaient endormis
autour d’un feu désormais éteint. Et si demain c’était notre tour, si vous ne
me trouviez plus à notre rendez-vous ? Notre moral est au plus bas,
l’impression que tout cela va mal finir, qu’un compte à rebours mortel est
engagé…
Nous de la 1ère
compagnie du 2e bataillon avons réussi jusque là à marcher ensemble. La
consigne c’est de ne pas nous écarter les uns des autres. C’est d’avancer. Sans
un regard pour les morts et les mourants tombés sur notre route…
9 novembre
Je ne l’ai pas vu par moi-même mais on
me l’a raconté : notre Davout a balancé un coup de poing dans la tête d’un de
ses officiers qui venait de lui
frictionner le visage avec de la neige. Il n’a pas compris tout de suite que c’était
pour lui sauver son nez !
Smolensk – Smolensk – Smolensk : c’est devenu notre obsession. Encore un
pas et un autre. Encore un autre. Ne pas s’arrêter. Là-bas il y a du riz, de la
farine de l’alcool. Et même des
milliers de bœufs et de moutons… Il faut tenir jusqu’à Smolensk…
La neige qui continue à tomber
efface les traces de ceux qui nous précèdent, les corps de ceux qui sont
tombés, les squelettes des chevaux et les fusils que beaucoup de soldats, les
mains gelées, abandonnent, sans penser aux cosaques…
10 novembre
Alors que nous
avons repris notre pénible marche vers Smolensk, nous nous demandons combien
notre régiment compte encore de soldats? Quand le 21e de ligne est entré en
Russie, nous étions 4344. Combien aujourd’hui? Et ceux qui marchent avec moi de
tenter un improbable appel. Duchêne qui venait d’Indre-et-Loire vous l’avez vu
? Et Boisvert de Haute-Saône, Chandebeau du Maine-et-Loire, Cochy de
Valenciennes, Conreur de Jemmapes, Derameaux le cordonnier… Et s’ils sont
morts, au moins eux ne souffrent plus…
Nous
bivouaquons à l’abri près de l’endroit où Gudin a été mortellement blessé le 19
août dernier. Les jambes emportées par un boulet russe, il a eu la chance de
casser sa pipe en pleine gloire entouré par les siens. Et il n’aurait pas
supporté de voir beaucoup de ses soldats, à bout de forces, les mains gelées,
jeter leur fusil…
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