3.12.12

Voir Vilnius et mourir


Nous avons trouvé de quoi faire de la bouillie. Nous avions même réussi à nous faire un abri mais un coup de vent l’a emporté. Il ne faut pas dormir… Ou seulement quelques heures. Pour ne pas se transformer en cadavres. Il y en a partout.

Encore un pas, encore un autre. Avec Dujardin on parle du pays. Il me raconte Hem, mais je ne pense qu’à Lille. J’imagine la rue Lepelletier… Je me vois courir vers mon père… Et cela m’aide à avancer.

4 décembre

Avec Dujardin, nous nous encourageons l’un l’autre en chantant. Non pas la victoire qui pousse la barrière, ni la trompette guerrière ni même et surtout pas l’oignon frit à l’huile ou la jolie Fanchon qui aime à rire, qui aime à boire. Mais plutôt, en sourdine, la chanson d’un soldat qui va mourir à sa fiancée… « Rose, l’intention de la présente, Est d’m’informer de ta santé, J’suis en Lituanie d’ou je pense, Partir bientôt pour chez les morts… Pour chez les morts… »

Mes lèvres se collent, mes yeux pleurent, mes larmes gèlent… C’est heureux de ne pas être seul. De lutter ensemble contre le froid. De se frictionner mutuellement le visage et les mains. Beaucoup ont perdu des doigts, certains leur nez, d’autres encore des parties plus intimes…

5 décembre

« Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage, D’êt’ fait pour mourir loin du pays, Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, bonsoir aux amis, lalala…»

On marche et on glisse et on tombe… Certains réussissent à se mettre à genoux. Puis chutent à nouveau, rougissant la neige de leur sang. Ne pas les regarder. Avancer. Avancer encore.

 L’enfer sur terre. Vous vous réfugiez dans une maison : elle peut se retrouver démolie poutre par poutre pour la brûler. Pire encore : des compagnons devenus fous peuvent y mettre le feu alors qu’elle est encore debout et vous à l’intérieur. Pendant que d’autres en plein délire se jettent dans les flammes dans l’espoir de se réchauffer…Et que leurs corps grillés…Et que leurs corps grillés… Je n’en dirai pas plus…

6 décembre

Maintenant, avec Georges Dujardin, nous marchons seuls. Comme des frères. Il n’y a plus d’amis dans cette folie blanche. Que des loups dominants prêts à dépouiller de plus faibles.
« Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, On a sa place derrière l’église, On a son nom sur un’ croix de bois, Où l’on n’espère que la payse, Viendra pour prier quelquefois, pour prier quelquefois lalala… »


Et il n’y a plus rien à attendre de l’armée confiée par Napoléon à Murat. Marcher, marcher encore.

36°. La température a encore chuté et Napoléon a quitté l’armée. Il nous a abandonnés dans cet immense linceul blanc. Ceux qui étaient au bout de leurs forces n’ont pas résisté davantage. L’Empereur est parti. Il nous a laissés. Nous marchons entre la colère et le désespoir. Un pas. Encore un autre…

7 décembre



Vilnius est en vue – voilà la tour de Gediminas qui surplombe le château. Nous avons réussi. Nous sommes sauvés. Si nous avions un peu plus de vigueur, c’est en courant que nous foncerions vers la ville, vers la porte de l’Aurore…

 
Satanés cosaques... Un groupe de cavaliers nous a pris en chasse en hurlant... J’ai eu beau courir… Je n’ai pu éviter un coup de sabre à la poitrine… Dujardin m’a relevé… Il dit que ce n’est rien... Qu’à Vilnius on va me soigner… Que demain tout ira bien…
 
8 décembre
 
«Adieu Rose, adieu du courage, D’nous revoir i’n’faut plus songer, faut plus songer lalala… » Dujardin a réussi à me trainer dans Vilnius… malgré la presse…porte de l’Aurore... Combien vont mourir ici… écrasés… étouffés… gelés?

 Dujardin m’a installé au pied d’une église... Puis il est allé chercher de quoi manger…Il est revenu les mains vides : les administrateurs des réserves de la Grande Armée… ne donnent rien aux simples soldats… qui n’ont pas de bon de ravitaillement !!!
 
Rien à manger… Impossible de me faire soigner... Ni surtout de se mettre à l’abri. Les habitants nous ont fermé leurs portes... Il y a des blessés et des morts dans les rues... Il fait si froid… Ma tête tourne… Je n’y vois plus goutte…

Va-t-en Georges… Va-t-en… Moi c’est fini… j’irai pas plus loin... j’sens que j’m’en vas... T’iras voir mon père… Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage… D’êt’ fait pour mourir loin du pays… D’êt’ fait pour mourir… n’m’oubliez pas…



26.11.12

Revoilà Georges Dujardin


Nous nous sommes réveillés sous une couche de neige. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons maintenant lentement peut-être pour laisser au reste de l’armée le temps de passer la Bérézina. Mais nous ne savons encore ni où ni comment. Juste que nous serons les derniers à atteindre le fleuve.

 
Je pourrais vous dire que nous partons de bonne heure et marchons jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais ce ne serait pas la vérité. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons lentement pour protéger le reste de l’armée.

 Nous marchons mais le cœur n’y est plus. J’entends mes compagnons grogner lors des haltes : pourquoi est-ce à nous seuls d’assurer la fuite des autres ? Pourquoi ne pas nous disperser en petits groupes et accélérer ? Pourquoi s’obstiner à mourir par bataillon entier ? Et la faim et le froid et la neige et la fatigue…

 
27 novembre

 
Nous nous sommes mis en mouvement ce matin à cinq heures et demie. On dit que nous marchons vers Borissov. Mais je croyais que les Russes avaient brûlé le pont ?

 
Nous venons d’arriver à Stoudianka sur les bords de la Bérézina. Il parait qu’il y a encore trois jours c’était un village mais il a été détruit pour construire les ponts. Le fleuve est large d’au moins cent cinquante pas. On nous a raconté le travail des pontonniers dans l’eau glacée. Des masses de traînards, de blessés, de civils attendent sur la rive droite. Napoléon et la Garde et plusieurs Corps sont déjà passés de l’autre côté. Il doit y avoir une bataille car on entend tonner les canons.

 
28 novembre
 

Nous avons franchi la Bérézina cette nuit après les survivants du 4e Corps. Le froid était vif (– 40°), de grosses plaques de glace dérivaient sur le fleuve, mais nous sommes passés relativement dans l’ordre. Cela n’a pas empêché François Hazpin du 21e, de tomber du pont. On ne l’a pas revu.

Avec les soldats d’Eugène, nous avons été envoyés en avant pour ouvrir la voie vers Zembin. Mais nous n’étions pas de la bataille autour des ponts où se pressait la marée humaine des traînards…

 
29 novembre

 
-30°. Le froid est si intense que les Cosaques ont cessé de nous attaquer. Plus question d’arrêter de marcher... Ceux qui s’arrêtent meurent... Dans un village, nous avons trouvé des pommes de terre...

Avons écouté avec indifférence la description des scènes d’horreur après la destruction des ponts quand les Russes ont attaqué…

 

30 novembre

 
J’ai marché au côté du 7e léger. Au singulier. Il n’y a plus qu’un sous officier dans ce régiment. S’il y a d’autres survivants, ils ne sont plus avec nous…

 
Il fait de plus en plus froid… Les corbeaux gèlent en plein vol. Puis ils chutent sur le sol. Je crois bien avoir lu une scène comme celle là dans le Charles XII de Voltaire.

 
1er décembre
 

«Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus, on n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus... » Ah non ce n’est pas de moi. C’est Victor qui s’est mis à versifier en marchant. Le froid et la faim ont chez certains des effets insolites... Mais je doute que dans son état, et pieds nus, il aille loin.

 
Encore quelques jours de marche et nous serons à Vilnius. Ce n’est plus la Russie. Les Lituaniens sont nos amis. Nous n’avons pas oublié l’accueil chaleureux qu’ils nous avaient réservé en juin. Ni leur plat national à base de pommes de terre et de viande… Ni leur bière… Un pas, encore un autre…

 
2 décembre

 
Encore une scène inimaginable. Et d’ailleurs vous ne me croirez pas… Alors que nous avions trouvé refuge dans une grange, notre général Gérard a lancé à Davout : « Il y a six mois votre corps d’armée défilait devant cette grange dans laquelle il tient tout entier aujourd’hui. »

 
Grand moment de bonheur hier soir. Nous tentions de nous réchauffer auprès d’un maigre feu quand j’ai entendu un accent, une voix que je connaissais. Je me suis penché vers l’homme assis à ma gauche pour mieux le regarder. Il a levé la tête, un peu méfiant puis il a souri dans sa barbe enneigée. C’était Dujardin, Georges Dujardin, mon pays du Nord, le gars de Hem !

19.11.12

L'héroïque maréchal Ney


Toute l’armée s’inquiète de l’absence de Ney qui ne nous a toujours pas rejoints. Il y a eu une distribution dont ont été exclus ceux qui étaient sans arme. Et un soldat de notre division qui nous appelait à nous rendre a été tué d’un coup de pistolet par le général Gérard. Pan !

 
Il fait beaucoup moins froid. Peut-être réussirons-nous à quitter la Russie avant les nouvelles offensives de l’hiver russe. Mais nous causons surtout de Ney et du 3e Corps. Ils nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous pourrions être à leur place. Sont-ils retranchés dans Smolensk, tombés aux mains de l’ennemi, morts, ou perdus quelque part dans la neige ? Il y a aussi des soldats d’autres corps qui nous traitent de lâches pour ne pas les avoir attendus…

 20 novembre

 Il se dit que Napoléon a donné l’ordre de fusiller ceux qui quittent les rangs. Je me demande s’il y a encore assez d’hommes dans les rangs pour fusiller ceux qui en sortent…

Ceux qui ont vu Davout à son arrivée à Orsha racontent qu’il était –comme nous – à bout de forces. Qu’il s’est jeté sur un bout de pain. Qu’il a fallu lui donner un mouchoir pour qu’il se nettoie le visage… Toujours pas de nouvelles de Ney. Nous commençons à parler du 3e Corps au passé…
 

21 novembre
 

Depuis que nous avons été alertés par les acclamations annonçant leur retour, la joie s’est répandue de bivouac en bivouac… Et nous rivalisons en commentaires élogieux sur un exploit digne d’entrer dans l’Histoire, peut-être le plus beau fait d’armes de cette campagne de Russie. De quoi je parle ? De Ney qui a réussi à rallier l’armée. Lui et ses hommes se sont retrouvés encerclés par tous nos ennemis rassemblés. Et ils ont réussi à les berner et à s’échapper. Je vais aux nouvelles et je vous raconte le comment…

Les rescapés du 3e Corps nous ont dit comment après avoir quitté Smolensk, ils s’étaient retrouvés sur la neige rouge de sang du champ de bataille de Krasnoë. Qu’ils avaient cru l’armée perdue ou toute entière vaincue. Que Koutousov avait envoyé à Ney un émissaire pour lui demander de se rendre. Et que le Maréchal, sans barguigner, l’avait fait prisonnier… Je crois qu’il va me falloir plusieurs veillées pour tout vous raconter…

 
22 novembre

 Nous revoilà à l’arrière-garde. Mais avant de quitter Orsha, nous avons fait un grand brûlement. Des voitures, des carrioles mais aussi des documents. Même Davout a dû jeter au feu son courrier. Et nous avons abandonné des canons…
 

J’avais laissé les soldats de Ney face à toute l’armée ennemie. C’est alors que sous une grêle de boulets et de mitrailles, ce diable de prince de la Moskowa a pris son épée et qu’il a conduit le 3e Corps à l’assaut des lignes russes. Une charge furieuse qui a épouvanté l’ennemi. Puis ils ont profité de la nuit pour faire, sans bruit, marche arrière vers Smolensk…

 
23 novembre

J’avais repoussé jusque là le moment de vous raconter à quel point nous sommes habillés de manière ridicule, déguenillés, couverts de peaux de bêtes à peine écorchées, et la tête enchiffonnée pour se garantir du froid… Certains portent même des vêtements de femme… Mais ne le répétez pas. Il s’agit tout de même de la Grande Armée.

 Je vois que vous attendez la suite du récit des soldats du 3eCorps. Donc Ney était reparti vers Smolensk. Mais c’était une ruse. Comme de laisser des feux allumés et de marcher, en pleine nuit, à la muette, vers le Dniepr. Un fleuve qu’ils ont franchi l’un après l’autre sur une glace extrêmement fragile… Puis ils ont attaqué un village plein de cosaques qu’ils ont fait prisonniers. Avant de s’y reposer quelques heures…

24 novembre

Et voilà les hommes de Ney qui continue leur récit : après avoir franchi le Dniepr et vécu bien des drames, ils racontent qu’ils se sont à nouveau retrouvés face à des milliers de cosaques. « Ils sont à nous » leur a crié le Brave des Braves. Et ils chargé avec lui mettant l’ennemi en fuite. C’est ainsi, par une série de manœuvres aussi hasardeuses qu’héroïques que le prince de la Moskowa, que suivait naguère une armée, a réussi à sauver un millier de ses soldats.
 
 
On dit que Napoléon a fait brûler les Aigles de tous les Corps. Que les Russes ont pris Minsk et ses réserves. Et qu’ils ont détruit le pont de Borisov : c’était LE point de passage de la Bérézina. Nous avions bien vu que les officiers faisaient grise mine. Mais sans comprendre jusque là à quel point notre situation était désespérée…

25 novembre

 Le froid est de retour, moins vingt degrés, et notre marche est à nouveau périlleuse. Ainsi quand l’un des nôtres glisse, tombe et n’arrive pas à se relever, il peut se retrouver dépouillé de ses chaussures et vêtements par l’un de ses compagnons, alors qu’il n’est pas encore mort. Cela dit, s’il était mort, il serait gelé et on ne pourrait plus lui enlever ses vêtements et ses chaussures…

Au cours de cette retraite, nous avons vu des soldats crever de rire au sens propre. Vous marchez aux côtés d’un homme, ou alors il est assis à coté de vous au bivouac et d’un coup il semble comme frappé de folie : il se met à rire sans raison – le cerveau gelé ? - et il meurt…