Moi, François Louis Vandevoorde, fusilier au 21e régiment de ligne, je vais vous raconter ma Campagne de Russie. Conscrit de 1807, j'espérais retrouver les miens en ce début d'année 1812 après mes cinq années dans la Grande Armée. Mais je ne me fais plus d'illusions...
Nous nous sommes
réveillés sous une couche de neige. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons
maintenant lentement peut-être pour laisser au reste de l’armée le temps de
passer la Bérézina. Mais nous ne savons encore ni où ni comment. Juste que nous
serons les derniers à atteindre le fleuve. Je pourrais vous
dire que nous partons de bonne heure et marchons jusqu’à une heure avancée de
la nuit. Mais ce ne serait pas la vérité. Toujours à l’arrière-garde, nous
reculons lentement pour protéger le reste de l’armée. Nous marchons
mais le cœur n’y est plus. J’entends mes compagnons grogner lors des haltes :
pourquoi est-ce à nous seuls d’assurer la fuite des autres ? Pourquoi ne pas
nous disperser en petits groupes et accélérer ? Pourquoi s’obstiner à mourir
par bataillon entier ? Et la faim et le froid et la neige et la fatigue…
27 novembre Nous nous sommes
mis en mouvement ce matin à cinq heures et demie. On dit que nous marchons vers
Borissov. Mais je croyais que les Russes avaient brûlé le pont ? Nous venons
d’arriver à Stoudianka sur les bords de la Bérézina. Il parait qu’il y a encore
trois jours c’était un village mais il a été détruit pour construire les ponts.
Le fleuve est large d’au moins cent cinquante pas. On nous a raconté le travail
des pontonniers dans l’eau glacée. Des masses de traînards, de blessés, de
civils attendent sur la rive droite. Napoléon et la Garde et plusieurs Corps
sont déjà passés de l’autre côté. Il doit y avoir une bataille car on entend
tonner les canons.
28 novembre
Nous avons
franchi la Bérézina cette nuit après les survivants du 4e Corps. Le
froid était vif (– 40°), de grosses plaques de glace dérivaient sur le fleuve,
mais nous sommes passés relativement dans l’ordre. Cela n’a pas empêché
François Hazpin du 21e, de tomber du pont. On ne l’a pas revu.
Avec les soldats
d’Eugène, nous avons été envoyés en avant pour ouvrir la voie vers Zembin. Mais
nous n’étions pas de la bataille autour des ponts où se pressait la marée
humaine des traînards…
29 novembre -30°. Le froid
est si intense que les Cosaques ont cessé de nous attaquer. Plus question
d’arrêter de marcher... Ceux qui s’arrêtent meurent... Dans un village, nous
avons trouvé des pommes de terre... Avons écouté avec
indifférence la description des scènes d’horreur après la destruction des ponts
quand les Russes ont attaqué…
30 novembre J’ai marché au
côté du 7e léger. Au singulier. Il n’y a plus qu’un sous officier
dans ce régiment. S’il y a d’autres survivants, ils ne sont plus avec nous… Il
fait de plus en plus froid… Les corbeaux gèlent en plein vol. Puis ils chutent
sur le sol. Je crois bien avoir lu une scène comme celle là dans le Charles XII
de Voltaire.
1er
décembre
«Il neigeait, il
neigeait toujours ! La froide bise sifflait ; sur le verglas, dans des lieux
inconnus, on n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus... » Ah non ce n’est
pas de moi. C’est Victor qui s’est mis à versifier en marchant. Le froid et la
faim ont chez certains des effets insolites... Mais je doute que dans son état,
et pieds nus, il aille loin. Encore quelques
jours de marche et nous serons à Vilnius. Ce n’est plus la Russie. Les
Lituaniens sont nos amis. Nous n’avons pas oublié l’accueil chaleureux qu’ils
nous avaient réservé en juin. Ni leur plat national à base de pommes de terre
et de viande… Ni leur bière… Un pas, encore un autre… 2 décembre Encore une scène
inimaginable. Et d’ailleurs vous ne me croirez pas… Alors que nous avions
trouvé refuge dans une grange, notre général Gérard a lancé à Davout : « Il y a
six mois votre corps d’armée défilait devant cette grange dans laquelle il
tient tout entier aujourd’hui. » Grand moment de
bonheur hier soir. Nous tentions de nous réchauffer auprès d’un maigre feu
quand j’ai entendu un accent, une voix que je connaissais. Je me suis penché
vers l’homme assis à ma gauche pour mieux le regarder. Il a levé la tête, un
peu méfiant puis il a souri dans sa barbe enneigée. C’était Dujardin, Georges
Dujardin, mon pays du Nord, le gars de Hem !
Toute l’armée s’inquiète de l’absence de Ney
qui ne nous a toujours pas rejoints. Il y a eu une distribution dont ont été
exclus ceux qui étaient sans arme. Et un soldat de notre division qui nous
appelait à nous rendre a été tué d’un coup de pistolet par le général Gérard.
Pan ! Il fait beaucoup
moins froid. Peut-être réussirons-nous à quitter la Russie avant les nouvelles
offensives de l’hiver russe. Mais nous causons surtout de Ney et du 3e
Corps. Ils nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous pourrions être à leur
place. Sont-ils retranchés dans Smolensk, tombés aux mains de l’ennemi, morts,
ou perdus quelque part dans la neige ? Il y a aussi des soldats d’autres corps
qui nous traitent de lâches pour ne pas les avoir attendus… 20 novembre
Il se dit que
Napoléon a donné l’ordre de fusiller ceux qui quittent les rangs. Je me demande
s’il y a encore assez d’hommes dans les rangs pour fusiller ceux qui en
sortent… Ceux qui ont vu
Davout à son arrivée à Orsha racontent qu’il était –comme nous – à bout de
forces. Qu’il s’est jeté sur un bout de pain. Qu’il a fallu lui donner un
mouchoir pour qu’il se nettoie le visage… Toujours pas de nouvelles de Ney.
Nous commençons à parler du 3e Corps au passé…
21 novembre
Depuis que nous
avons été alertés par les acclamations annonçant leur retour, la joie s’est
répandue de bivouac en bivouac… Et nous rivalisons en commentaires élogieux sur
un exploit digne d’entrer dans l’Histoire, peut-être le plus beau fait d’armes
de cette campagne de Russie. De quoi je parle ? De Ney qui a réussi à rallier
l’armée. Lui et ses hommes se sont retrouvés encerclés par tous nos ennemis
rassemblés. Et ils ont réussi à les berner et à s’échapper. Je vais aux
nouvelles et je vous raconte le comment… Les rescapés du 3e
Corps nous ont dit comment après avoir quitté Smolensk, ils s’étaient retrouvés
sur la neige rouge de sang du champ de bataille de Krasnoë. Qu’ils avaient cru
l’armée perdue ou toute entière vaincue. Que Koutousov avait envoyé à Ney un
émissaire pour lui demander de se rendre. Et que le Maréchal, sans barguigner,
l’avait fait prisonnier… Je crois qu’il va me falloir plusieurs veillées pour
tout vous raconter… 22 novembre Nous revoilà à l’arrière-garde. Mais
avant de quitter Orsha, nous avons fait un grand brûlement. Des voitures, des
carrioles mais aussi des documents. Même Davout a dû jeter au feu son courrier.
Et nous avons abandonné des canons…
J’avais
laissé les soldats de Ney face à toute l’armée ennemie. C’est alors que sous
une grêle de boulets et de mitrailles, ce diable de prince de la Moskowa a pris
son épée et qu’il a conduit le 3e Corps à l’assaut des lignes
russes. Une charge furieuse qui a épouvanté l’ennemi. Puis ils ont profité de
la nuit pour faire, sans bruit, marche arrière vers Smolensk… 23 novembre
J’avais repoussé jusque là le
moment de vous raconter à quel point nous sommes habillés de manière ridicule,
déguenillés, couverts de peaux de bêtes à peine écorchées, et la tête
enchiffonnée pour se garantir du froid… Certains portent même des vêtements de
femme… Mais ne le répétez pas. Il s’agit tout de même de la Grande Armée. Je vois que vous attendez la
suite du récit des soldats du 3eCorps. Donc Ney était reparti vers
Smolensk. Mais c’était une ruse. Comme de laisser des feux allumés et de
marcher, en pleine nuit, à la muette, vers le Dniepr. Un fleuve qu’ils ont
franchi l’un après l’autre sur une glace extrêmement fragile… Puis ils ont
attaqué un village plein de cosaques qu’ils ont fait prisonniers. Avant de s’y
reposer quelques heures… 24 novembre Et voilà les hommes de Ney qui continue
leur récit : après avoir franchi le Dniepr et vécu bien des drames, ils
racontent qu’ils se sont à nouveau retrouvés face à des milliers de cosaques. «
Ils sont à nous » leur a crié le Brave des Braves. Et ils chargé avec lui
mettant l’ennemi en fuite. C’est ainsi, par une série de manœuvres aussi
hasardeuses qu’héroïques que le prince de la Moskowa, que suivait naguère une
armée, a réussi à sauver un millier de ses soldats.
On dit que Napoléon a fait brûler les Aigles de tous les Corps. Que les
Russes ont pris Minsk et ses réserves. Et qu’ils ont détruit le pont de Borisov
: c’était LE point de passage de la Bérézina. Nous avions bien vu que les
officiers faisaient grise mine. Mais sans comprendre jusque là à quel point
notre situation était désespérée… 25 novembre
Le froid est de retour, moins vingt
degrés, et notre marche est à nouveau périlleuse. Ainsi quand l’un des nôtres
glisse, tombe et n’arrive pas à se relever, il peut se retrouver dépouillé de
ses chaussures et vêtements par l’un de ses compagnons, alors qu’il n’est pas
encore mort. Cela dit, s’il était mort, il serait gelé et on ne pourrait plus
lui enlever ses vêtements et ses chaussures… Au cours de cette retraite, nous avons
vu des soldats crever de rire au sens propre. Vous marchez aux côtés d’un
homme, ou alors il est assis à coté de vous au bivouac et d’un coup il semble
comme frappé de folie : il se met à rire sans raison – le cerveau gelé ? - et
il meurt…
Nous voilà enfin devant Smolensk. Mais les
mots me manquent : il y a des cadavres partout. Sur les rampes du Borysthène
que vous appelez peut-être le Dniepr, au pied des murailles, sur l’escarpement
de glace qui conduit à la haute ville…Que s’est-il donc passé ici ? Je vous
laisse, nous entrons… Des soldats entrés dans Smolensk il y a deux
jours nous ont tout raconté pêle-mêle; les grandes portes closes à ceux qui
n’étaient plus enrégimentés, les bousculades, les bagarres, les hurlements et
les morts. Puis la Garde a une nouvelle fois été la première servie : les biens
nommés Immortels ont reçu des vivres pour quinze jours avant que les autres
soldats n’obtiennent le moindre morceau de pain !!! Je promets demain de vous
dire la suite… 12 novembre
Revu le sergent Bourgogne. Je lui ai dit nos
malheurs. Il a été chercher une bouteille d’eau de vie et un petit sac de
farine avant de me raconter l’accouchement il y a quelques jours, en pleine
tempête de neige, de la femme de leur barbier. Il a ajouté que pour la protéger
du froid ils avaient pris les capotes de deux soldats morts dans la nuit.
Je termine mon
récit de ce qui s’est passé dans Smolensk quand les premiers soldats sont
arrivés, deux jours avant nous. Comme ces paresseux de riz-pain-sel n’ont pas
organisé assez vite la distribution des réserves, beaucoup des nôtres ont
décidé de se servir eux-mêmes : ils ont attaqué les entrepôts, défoncé les
tonneaux de biscuits et les tonneaux d’eau de vie. Et pris pour les tuer des
dizaines de chevaux – 300 ? - jusque dans les écuries. Tout cela a été mangé en
une seule journée. Davout a quand même réussi à nous organiser une distribution
de ce qui reste…
13 novembre
Je m’étais vanté
auprès de mes camarades que je connaissais quelqu’un à l’intendance qui allait
nous aider. Mais je n’ai pas trouvé Henri Beyle car il est déjà reparti. Dans
le logement qu’il occupait, j’ai découvert une esquisse de lettre adressée à
une comtesse où il a écrit : « Tout ce qui n’a pas l’âme un peu forte est plein
d’aigreur, mais le soldat vit bien, il a des tasses pleines de diamants et de
perles. Ce sont les heureux de l’armée…» Il a dû abuser de l’eau de vie… La recherche de
nourriture est à la fois notre seule occupation et notre principal sujet de
conversation. On m’a parlé d’un lieutenant du quartier général qui se vante
d’avoir apprécié une fricassée de chats. Un autre a dégusté une tête du chien.
Mais j’hésite à vous dire le plus épouvantable. Peut-être demain ? 14 novembre -25° ce matin et j’ai un peu de mal à
écrire tant mes mains sont gelées. Mais je crois que je vais aussi vous glacer
le sang avec ce récit. Alors que nous parlions une fois encore de boustifaille,
un soldat d’un autre régiment a murmuré qu’il avait su que des blessés
s’étaient nourris de la chair de leurs camarades morts… Il a tellement bien
décrit comment ils avaient découpé des lanières de cuisses avant de les faire griller
et de les mâcher qu’on l’a regardé avec effroi. Mais il nous a assuré que
lui-même n’en était pas… Nous avons vu Napoléon et presque toute
l’armée quitter Smolensk par la porte de Wilna accompagnés d’un vent glacial.
Nous attendons l'arrivée de Ney qui était avec ses soldats à l’arrière-garde.
Pendant un très court instant je me suis demandé ce que ceux du 3e
Corps allaient avoir à manger quand ils entreront dans la ville? 15 novembre Nous quittons
aujourd’hui Smolensk. Sur ordre de l’Empereur, nous n’emportons avec nous que
les blessés qui peuvent se rétablir en une semaine. Les 5000 autres, en
comptant aussi les malades, qui n’ont pas cette chance vont rester dans la
place, abandonnés à la compassion de l’ennemi. Mais l’horreur atteinte par
cette guerre est telle que je n’y crois pas du tout. Et eux non plus. Beaucoup
de ces blessés qui craignent la vengeance des Russes se sont installés à la
principale porte de la ville et supplient les conducteurs de traineaux ou les
voitures de leur faire une place… Certains d’entre
nous se sont frottés avec ceux du 3e Corps tout juste arrivés à
Smolensk. Ils nous accusaient d’avoir vidé les réserves. On raconte aussi que
Ney s’est emporté face à Davout. Il se dit que nous ne partirons que demain.
Que nous allons marcher vers Minsk, plus à l’ouest, où il y a un dépôt très
important. C’est là que nous prendrons nos quartiers d'hiver. 16 novembre Nous marchons depuis les premières
heures du jour. La température est glaciale, moins trente degrés et les
cosaques ne cessent de nous tourmenter. Bivouac ce soir à Koritnia. Avez-vous
entendu parler de l’histoire du sacrifice des cents hussards de Hesse? Je ne
sais pas si elle est vraie. Mais pour protéger leur jeune prince Emile dans la
tempête de neige, quelques jours avant Smolensk, ils se sont tous massés autour
de lui avec leurs belles capes. La chute est moins belle : le
lendemain matin, les trois quarts étaient morts. 17 novembre Alors que nous
marchions vers Krasnoë, nous avons entendu le bruit d’une canonnade très vive.
C’était l’ennemi qui s’en prenait aux régiments de Broussier. Davout a envoyé
notre division à leur secours. Nous avons fait au plus vite mais nous n’avons
sauvé que quelques centaines de soldats. Ils disent qu’ils étaient trois mille
quand ils ont quitté Smolensk.
Nous avions repris la route en
nous arrêtant de temps en temps pour attendre les soldats de Ney. Quand
soudain, en face de nous et sur notre gauche, est apparue toute l’armée
ennemie. Cette fois ce sont les soldats de Compans qui ont chargé pendant que
lui hurlait «On n’emportera pas les blessés». Puis ce sera à notre tour. Nous
allons tous mourir. Mais voilà les bonnets à poils
de la Garde et les Russes qui les ont vus aussi reculent ! Et nous nous
précipitons tous pour nous réfugier derrière les rangs des Immortels dont on
disait tant de mal il y a encore quelques heures… Grâce à eux nous voilà
maintenant à l’abri derrière les murs de Krasnoë. 18 novembre En quittant Krasnoë
dans la nuit, à la muette, nous avons à nouveau été attaqués par les Russes.
Sans trop de mal même s’il se murmure que Davout y a perdu quelques affaires et
son bâton de maréchal. Mais hier, il a fait bougrement chaud, et c’est tout son
corps d’armée qui a failli partir chez le Père éternel… Un capitaine du 30e
de ligne qui a ramassé et protégé l’aigle de son régiment hier au cours de la
bataille va être décoré… Non je ne sais pas ou est le nôtre. Et non nous
n’avons pas de nouvelles de Ney. En l’attendant nous avons pris position à
Dubrovna en avant d’Orsha. Pas de nouvelle de Ney.
En traversant Gjatsk, nous avons vu ce qui
restait d’un convoi de ravitaillement venu de France et pillé par ces satanés
cosaques. Il n'y avait plus que des bouteilles de clos-voujeot et de
chambertin. Mais elles étaient vides. Un camarade de Dijon nous a dit que
c’était des vins de Bourgogne. Il voulait nous parler de leur robe et de leur
bouquet…Mais on lui a vite fait comprendre que puisqu’on n’avait pas pu les
boire… Nous
voilà en train de nous frotter avec l’ennemi à hauteur du village de Tsarevo
Zaimiché. D’un côté il y a les Russes, de l’autre les cosaques. Nous devons
protéger un gué dans lequel se sont encore embourbés les soldats d’Eugène… 2 novembre Cette nuit sans
dormir, la neige qui tombe à nouveau et le froid… Nous avons marché en
détournant notre regard des blessés tombés des voitures… Il se dit que parfois
les cochers font exprès de passer dans des trous et des ornières pour s’en
débarrasser… Et que pourrions-nous faire, les porter sur notre dos ?
R’lan tan plan :
les ordres ont été donnés dans la soirée. Notre division, celle que commande le
général Gérard depuis la mort de Gudin, a été chargée d’assurer l’extrême
arrière-garde de la Grande Armée. Nous avons passé la nuit sans manger ni
dormir. Exclusivement consacrés au salut du reste de l’armée. 3 novembre Alors que nous avancions dans la brume,
à une heure de Wiasma, des milliers de Russes et de cosaques nous ont attaqués
et ont coupé la route entre nous du 1er Corps et les soldats
d’Eugène. Toujours à l’arrière-garde de l’arrière-garde, nous chargeons à la
baïonnette sous le feu de l’artillerie… Sacré nom de Dieu en avant !
Brave
Ney qui est venu à notre secours avec toute une division. Nous avions réussi à
nous replier en ordre, par échelon, quand des milliers de traînards se sont
débandés à travers nos régiments emportant dans leur course folle beaucoup de
soldats. Deux officiers du 21e ont été tués dans cette bataille, le
lieutenant Charreau et le sous-lieutenant Ragot. Et quand nous sommes entrés
dans Wiasma, la ville brûlait… 4 novembre On nous a rapporté
le désespoir de Davout. Il a très mal vécu notre relève à l’arrière-garde car
c’est une sanction. Napoléon est furieux contre notre maréchal, il nous a
trouvés trop lents. Est-ce qu’il a su les voitures enlisées, les chevaux morts,
les blessés abandonnés sur le bord des routes, les traînards, les hourrahs des
cosaques et les batailles, l’Empereur ? Enfin une bonne nouvelle : hier
soir les soldats de Ney nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous nous sommes
effondrés de fatigue dans le bivouac vite installé sur une hauteur. Dormir
enfin. Sans que pèse sur nous la responsabilité de l’armée. Vive l'Empereur!
5 novembre
Il a neigé. Il faut marcher et surtout ne pas être pris par
les cosaques ou peut-être plus terrible encore par ces furieux de paysans
russes. Un des nôtres qui a réussi à rejoindre nos lignes nous a fait des
récits qui nous ont épouvantés… Nous partons, je vous les dirai ce soir…
Plutôt mourir qu’être fait prisonnier.
C’est ce que nous avons tous pensé en écoutant celui des nôtres qui avait
réussi à se cacher pendant que les paysans se vengeaient sur ses malheureux
camarades, déshabillés, laissés nus dans le froid, frappés à coup de bâton ou
de lance, et pour finir, enterrés, alors qu’il en est persuadé, ils étaient
encore bien vivants… 6 novembre Ce matin le soleil ne s’est pas levé.
Et nous avons de nouveaux ennemis : le froid, la neige et un vent furieux qui
nous bombarde de flocons si gros que même moi dans le nord je n’en ai jamais vu
de pareils. Et maintenant nous marchons en distinguant à peine celui qui marche
devant nous…
Après vous avoir raconté le calvaire des nôtres quand ils
ont été pris par l’ennemi, il faut bien que je vous dise quelques mots du sort
de nos prisonniers russes. Et bien eux non plus ne vont pas très bien parce que
nous avons si peu à manger, qu’il n’y a rien pour eux. Et il se dit qu’ils
meurent de faim… Sur notre passage, nous avons aussi vu des corps de soldats
ennemis, lecrâne fracassé. Peut-être qu’ils ne marchaient pas assez vite ?
Quand à les relâcher, c’est impossible. Il ne faut surtout pas faire savoir aux
généraux russes dans quel état nous sommes…
7
novembre
Halte là ! Reculez
donc un peu et laissez cette casserole tranquille… A moins que vous n’ayez avec
vous un peu de farine ou de gruau ? Un morceau de cheval ? Un peu de graisse de
voiture? Rien du tout alors passez votre chemin…Seriez vous un général que cela
n’y changerait rien. Il n’y a que pour Davout que nous pourrions envisager de
faire une exception…
Avant de m’endormir
par ce froid glacial, j’avais dans la tête quelques phrases du Charles XII de
Voltaire, le livre que m’avait envoyé l’oncle d’Armentières : les canons jetés
dans les marais faute de chevaux pour les traîner, le manque de pain et les
hommes qui tombent morts de froid...C’était pendant l’hiver 1708 il y a plus de
cent ans. Et c’est maintenant. 8 novembre Vu une scène
pénible alors que nous venions de nous remettre à marcher : quelques soldats
morts, gelés, exactement dans la position dans laquelle ils s’étaient endormis
autour d’un feu désormais éteint. Et si demain c’était notre tour, si vous ne
me trouviez plus à notre rendez-vous ? Notre moral est au plus bas,
l’impression que tout cela va mal finir, qu’un compte à rebours mortel est
engagé… Nous de la 1ère
compagnie du 2e bataillon avons réussi jusque là à marcher ensemble. La
consigne c’est de ne pas nous écarter les uns des autres. C’est d’avancer. Sans
un regard pour les morts et les mourants tombés sur notre route…
9 novembre Je ne l’ai pas vu par moi-même mais on
me l’a raconté : notre Davout a balancé un coup de poing dans la tête d’un de
ses officiers qui venait de lui
frictionner le visage avec de la neige. Il n’a pas compris tout de suite que c’était
pour lui sauver son nez ! Smolensk – Smolensk – Smolensk : c’est devenu notre obsession. Encore un
pas et un autre. Encore un autre. Ne pas s’arrêter. Là-bas il y a du riz, de la
farine de l’alcool. Et même des
milliers de bœufs et de moutons… Il faut tenir jusqu’à Smolensk… La neige qui continue à tomber
efface les traces de ceux qui nous précèdent, les corps de ceux qui sont
tombés, les squelettes des chevaux et les fusils que beaucoup de soldats, les
mains gelées, abandonnent, sans penser aux cosaques… 10 novembre Alors que nous
avons repris notre pénible marche vers Smolensk, nous nous demandons combien
notre régiment compte encore de soldats? Quand le 21e de ligne est entré en
Russie, nous étions 4344. Combien aujourd’hui? Et ceux qui marchent avec moi de
tenter un improbable appel. Duchêne qui venait d’Indre-et-Loire vous l’avez vu
? Et Boisvert de Haute-Saône, Chandebeau du Maine-et-Loire, Cochy de
Valenciennes, Conreur de Jemmapes, Derameaux le cordonnier… Et s’ils sont
morts, au moins eux ne souffrent plus… Nous
bivouaquons à l’abri près de l’endroit où Gudin a été mortellement blessé le 19
août dernier. Les jambes emportées par un boulet russe, il a eu la chance de
casser sa pipe en pleine gloire entouré par les siens. Et il n’aurait pas
supporté de voir beaucoup de ses soldats, à bout de forces, les mains gelées,
jeter leur fusil…