Moi, François Louis Vandevoorde, fusilier au 21e régiment de ligne, je vais vous raconter ma Campagne de Russie. Conscrit de 1807, j'espérais retrouver les miens en ce début d'année 1812 après mes cinq années dans la Grande Armée. Mais je ne me fais plus d'illusions...
Nous avons trouvé de quoi faire de la bouillie. Nous avions même réussi à nous faire un abri mais un coup de vent l’a emporté. Il ne faut pas dormir… Ou seulement quelques heures. Pour ne pas se transformer en cadavres. Il y en a partout. Encore un pas, encore un autre. Avec Dujardin on parle du pays. Il me raconte Hem, mais je ne pense qu’à Lille. J’imagine la rue Lepelletier… Je me vois courir vers mon père… Et cela m’aide à avancer. 4 décembre Avec Dujardin, nous nous encourageons l’un l’autre en chantant. Non pas la victoire qui pousse la barrière, ni la trompette guerrière ni même et surtout pas l’oignon frit à l’huile ou la jolie Fanchon qui aime à rire, qui aime à boire. Mais plutôt, en sourdine, la chanson d’un soldat qui va mourir à sa fiancée… « Rose, l’intention de la présente, Est d’m’informer de ta santé, J’suis en Lituanie d’ou je pense, Partir bientôt pour chez les morts… Pour chez les morts… » Mes lèvres se collent, mes yeux pleurent, mes larmes gèlent… C’est heureux de ne pasêtre seul. De lutter ensemble contre le froid. De se frictionner mutuellement le visage et les mains. Beaucoup ont perdu des doigts, certains leur nez, d’autres encore des parties plus intimes…
5 décembre
« Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage, D’êt’ fait pour mourir loin du pays, Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, bonsoir aux amis, lalala…»
On marcheet on glisse et on tombe… Certains réussissent à se mettre à genoux. Puis chutent à nouveau, rougissant la neige de leur sang. Ne pas les regarder. Avancer. Avancer encore.
L’enfer sur terre. Vous vous réfugiez dans une maison : elle peut se retrouver démolie poutre par poutre pour la brûler. Pire encore : des compagnons devenus fous peuvent y mettre le feu alors qu’elle est encore debout et vous à l’intérieur. Pendant que d’autres en plein délire se jettent dans les flammes dans l’espoir de se réchauffer…Et que leurs corps grillés…Et que leurs corps grillés… Je n’en dirai pas plus…
6 décembre
Maintenant, avec Georges Dujardin, nous marchons seuls. Comme des frères. Il n’y a plus d’amis dans cette folie blanche. Que des loups dominants prêts à dépouiller de plus faibles.
« Au moins quand on meurt au village, On peut dire bonsoir aux amis, On a sa place derrière l’église, On a son nom sur un’ croix de bois, Où l’on n’espère que la payse, Viendra pour prier quelquefois, pour prier quelquefois lalala… »
Et il n’y a plus rien à attendre de l’armée confiée par Napoléon à Murat. Marcher, marcher encore. - 36°. La température a encore chuté et Napoléon a quitté
l’armée. Il nous a abandonnés dans cet immense linceul blanc. Ceux qui étaient
au bout de leurs forces n’ont pas résisté davantage. L’Empereur est parti. Il
nous a laissés. Nous marchons entre la colère et le désespoir. Un pas. Encore
un autre… 7 décembre
Vilnius est en vue – voilà la tour de Gediminas qui surplombe le château. Nous avons réussi. Nous sommes sauvés. Si nous avions un peu plus de vigueur, c’est en courant que nous foncerions vers la ville, vers la porte de l’Aurore… Satanés cosaques... Un groupe de cavaliers nous a pris en chasse en hurlant... J’ai eu beau courir… Je n’ai pu éviter un coup de sabre à la poitrine… Dujardin m’a relevé… Il dit que ce n’est rien... Qu’à Vilnius on va me soigner… Que demain tout ira bien… 8 décembre «Adieu Rose, adieu du courage, D’nous revoir i’n’faut plus songer, faut plus songer lalala… » Dujardin a réussi à me trainer dans Vilnius… malgré la presse…porte de l’Aurore... Combien vont mourir ici… écrasés… étouffés… gelés?
Dujardin m’a installé au pied d’une église... Puis il est allé chercher de quoi manger…Il est revenu les mains vides : les administrateurs des réserves de la Grande Armée… ne donnent rien aux simples soldats… qui n’ont pas de bon de ravitaillement !!! Rien à manger… Impossible de me faire soigner... Ni surtout de se mettre à l’abri. Les habitants nous ont fermé leurs portes... Il y a des blessés et des morts dans les rues... Il fait si froid… Ma tête tourne… Je n’y vois plus goutte…
Va-t-en Georges… Va-t-en… Moi c’est fini… j’irai pas plus loin... j’sens que j’m’en vas... T’iras voir mon père… Quoi qu’ça qué qu’chose qui m’enrage… D’êt’ fait pour mourir loin du pays… D’êt’ fait pour mourir… n’m’oubliez pas…
Nous nous sommes
réveillés sous une couche de neige. Toujours à l’arrière-garde, nous reculons
maintenant lentement peut-être pour laisser au reste de l’armée le temps de
passer la Bérézina. Mais nous ne savons encore ni où ni comment. Juste que nous
serons les derniers à atteindre le fleuve. Je pourrais vous
dire que nous partons de bonne heure et marchons jusqu’à une heure avancée de
la nuit. Mais ce ne serait pas la vérité. Toujours à l’arrière-garde, nous
reculons lentement pour protéger le reste de l’armée. Nous marchons
mais le cœur n’y est plus. J’entends mes compagnons grogner lors des haltes :
pourquoi est-ce à nous seuls d’assurer la fuite des autres ? Pourquoi ne pas
nous disperser en petits groupes et accélérer ? Pourquoi s’obstiner à mourir
par bataillon entier ? Et la faim et le froid et la neige et la fatigue…
27 novembre Nous nous sommes
mis en mouvement ce matin à cinq heures et demie. On dit que nous marchons vers
Borissov. Mais je croyais que les Russes avaient brûlé le pont ? Nous venons
d’arriver à Stoudianka sur les bords de la Bérézina. Il parait qu’il y a encore
trois jours c’était un village mais il a été détruit pour construire les ponts.
Le fleuve est large d’au moins cent cinquante pas. On nous a raconté le travail
des pontonniers dans l’eau glacée. Des masses de traînards, de blessés, de
civils attendent sur la rive droite. Napoléon et la Garde et plusieurs Corps
sont déjà passés de l’autre côté. Il doit y avoir une bataille car on entend
tonner les canons.
28 novembre
Nous avons
franchi la Bérézina cette nuit après les survivants du 4e Corps. Le
froid était vif (– 40°), de grosses plaques de glace dérivaient sur le fleuve,
mais nous sommes passés relativement dans l’ordre. Cela n’a pas empêché
François Hazpin du 21e, de tomber du pont. On ne l’a pas revu.
Avec les soldats
d’Eugène, nous avons été envoyés en avant pour ouvrir la voie vers Zembin. Mais
nous n’étions pas de la bataille autour des ponts où se pressait la marée
humaine des traînards…
29 novembre -30°. Le froid
est si intense que les Cosaques ont cessé de nous attaquer. Plus question
d’arrêter de marcher... Ceux qui s’arrêtent meurent... Dans un village, nous
avons trouvé des pommes de terre... Avons écouté avec
indifférence la description des scènes d’horreur après la destruction des ponts
quand les Russes ont attaqué…
30 novembre J’ai marché au
côté du 7e léger. Au singulier. Il n’y a plus qu’un sous officier
dans ce régiment. S’il y a d’autres survivants, ils ne sont plus avec nous… Il
fait de plus en plus froid… Les corbeaux gèlent en plein vol. Puis ils chutent
sur le sol. Je crois bien avoir lu une scène comme celle là dans le Charles XII
de Voltaire.
1er
décembre
«Il neigeait, il
neigeait toujours ! La froide bise sifflait ; sur le verglas, dans des lieux
inconnus, on n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus... » Ah non ce n’est
pas de moi. C’est Victor qui s’est mis à versifier en marchant. Le froid et la
faim ont chez certains des effets insolites... Mais je doute que dans son état,
et pieds nus, il aille loin. Encore quelques
jours de marche et nous serons à Vilnius. Ce n’est plus la Russie. Les
Lituaniens sont nos amis. Nous n’avons pas oublié l’accueil chaleureux qu’ils
nous avaient réservé en juin. Ni leur plat national à base de pommes de terre
et de viande… Ni leur bière… Un pas, encore un autre… 2 décembre Encore une scène
inimaginable. Et d’ailleurs vous ne me croirez pas… Alors que nous avions
trouvé refuge dans une grange, notre général Gérard a lancé à Davout : « Il y a
six mois votre corps d’armée défilait devant cette grange dans laquelle il
tient tout entier aujourd’hui. » Grand moment de
bonheur hier soir. Nous tentions de nous réchauffer auprès d’un maigre feu
quand j’ai entendu un accent, une voix que je connaissais. Je me suis penché
vers l’homme assis à ma gauche pour mieux le regarder. Il a levé la tête, un
peu méfiant puis il a souri dans sa barbe enneigée. C’était Dujardin, Georges
Dujardin, mon pays du Nord, le gars de Hem !
Toute l’armée s’inquiète de l’absence de Ney
qui ne nous a toujours pas rejoints. Il y a eu une distribution dont ont été
exclus ceux qui étaient sans arme. Et un soldat de notre division qui nous
appelait à nous rendre a été tué d’un coup de pistolet par le général Gérard.
Pan ! Il fait beaucoup
moins froid. Peut-être réussirons-nous à quitter la Russie avant les nouvelles
offensives de l’hiver russe. Mais nous causons surtout de Ney et du 3e
Corps. Ils nous ont remplacés à l’arrière-garde. Nous pourrions être à leur
place. Sont-ils retranchés dans Smolensk, tombés aux mains de l’ennemi, morts,
ou perdus quelque part dans la neige ? Il y a aussi des soldats d’autres corps
qui nous traitent de lâches pour ne pas les avoir attendus… 20 novembre
Il se dit que
Napoléon a donné l’ordre de fusiller ceux qui quittent les rangs. Je me demande
s’il y a encore assez d’hommes dans les rangs pour fusiller ceux qui en
sortent… Ceux qui ont vu
Davout à son arrivée à Orsha racontent qu’il était –comme nous – à bout de
forces. Qu’il s’est jeté sur un bout de pain. Qu’il a fallu lui donner un
mouchoir pour qu’il se nettoie le visage… Toujours pas de nouvelles de Ney.
Nous commençons à parler du 3e Corps au passé…
21 novembre
Depuis que nous
avons été alertés par les acclamations annonçant leur retour, la joie s’est
répandue de bivouac en bivouac… Et nous rivalisons en commentaires élogieux sur
un exploit digne d’entrer dans l’Histoire, peut-être le plus beau fait d’armes
de cette campagne de Russie. De quoi je parle ? De Ney qui a réussi à rallier
l’armée. Lui et ses hommes se sont retrouvés encerclés par tous nos ennemis
rassemblés. Et ils ont réussi à les berner et à s’échapper. Je vais aux
nouvelles et je vous raconte le comment… Les rescapés du 3e
Corps nous ont dit comment après avoir quitté Smolensk, ils s’étaient retrouvés
sur la neige rouge de sang du champ de bataille de Krasnoë. Qu’ils avaient cru
l’armée perdue ou toute entière vaincue. Que Koutousov avait envoyé à Ney un
émissaire pour lui demander de se rendre. Et que le Maréchal, sans barguigner,
l’avait fait prisonnier… Je crois qu’il va me falloir plusieurs veillées pour
tout vous raconter… 22 novembre Nous revoilà à l’arrière-garde. Mais
avant de quitter Orsha, nous avons fait un grand brûlement. Des voitures, des
carrioles mais aussi des documents. Même Davout a dû jeter au feu son courrier.
Et nous avons abandonné des canons…
J’avais
laissé les soldats de Ney face à toute l’armée ennemie. C’est alors que sous
une grêle de boulets et de mitrailles, ce diable de prince de la Moskowa a pris
son épée et qu’il a conduit le 3e Corps à l’assaut des lignes
russes. Une charge furieuse qui a épouvanté l’ennemi. Puis ils ont profité de
la nuit pour faire, sans bruit, marche arrière vers Smolensk… 23 novembre
J’avais repoussé jusque là le
moment de vous raconter à quel point nous sommes habillés de manière ridicule,
déguenillés, couverts de peaux de bêtes à peine écorchées, et la tête
enchiffonnée pour se garantir du froid… Certains portent même des vêtements de
femme… Mais ne le répétez pas. Il s’agit tout de même de la Grande Armée. Je vois que vous attendez la
suite du récit des soldats du 3eCorps. Donc Ney était reparti vers
Smolensk. Mais c’était une ruse. Comme de laisser des feux allumés et de
marcher, en pleine nuit, à la muette, vers le Dniepr. Un fleuve qu’ils ont
franchi l’un après l’autre sur une glace extrêmement fragile… Puis ils ont
attaqué un village plein de cosaques qu’ils ont fait prisonniers. Avant de s’y
reposer quelques heures… 24 novembre Et voilà les hommes de Ney qui continue
leur récit : après avoir franchi le Dniepr et vécu bien des drames, ils
racontent qu’ils se sont à nouveau retrouvés face à des milliers de cosaques. «
Ils sont à nous » leur a crié le Brave des Braves. Et ils chargé avec lui
mettant l’ennemi en fuite. C’est ainsi, par une série de manœuvres aussi
hasardeuses qu’héroïques que le prince de la Moskowa, que suivait naguère une
armée, a réussi à sauver un millier de ses soldats.
On dit que Napoléon a fait brûler les Aigles de tous les Corps. Que les
Russes ont pris Minsk et ses réserves. Et qu’ils ont détruit le pont de Borisov
: c’était LE point de passage de la Bérézina. Nous avions bien vu que les
officiers faisaient grise mine. Mais sans comprendre jusque là à quel point
notre situation était désespérée… 25 novembre
Le froid est de retour, moins vingt
degrés, et notre marche est à nouveau périlleuse. Ainsi quand l’un des nôtres
glisse, tombe et n’arrive pas à se relever, il peut se retrouver dépouillé de
ses chaussures et vêtements par l’un de ses compagnons, alors qu’il n’est pas
encore mort. Cela dit, s’il était mort, il serait gelé et on ne pourrait plus
lui enlever ses vêtements et ses chaussures… Au cours de cette retraite, nous avons
vu des soldats crever de rire au sens propre. Vous marchez aux côtés d’un
homme, ou alors il est assis à coté de vous au bivouac et d’un coup il semble
comme frappé de folie : il se met à rire sans raison – le cerveau gelé ? - et
il meurt…