13.9.12

La bataille de Borodino


Je ne sais pas quel bout commencer à vous raconter ces quinze derniers jours. Peut-être en vous précisant que nous marchons actuellement à quelques lieues de Moscou après une grande bataille où nous, comme nos ennemis, avons perdu beaucoup d’hommes.

Nous sommes arrivés dans la plaine de Borodino en suivant les pentes de la Moskova le 5 septembre. Le lendemain le portrait du roi de Rome a été exposé devant la tente de l’Empereur. Je me suis dit que s’il était plus vieux, il aurait été ici autrement qu’en peinture… Et la bataille a commencé à l’aube du 7 avec la canonnade. On ne nous avait pas distribué d’eau de vie. Nous nous sommes battus le ventre vide.

Le capitaine de notre compagnie nous a placés en demi-cercle avant de nous lire une proclamation de l’Empereur. Ce que j’en ai retenu ? Que cette bataille «tant désirée» dépendait de nous.

Qu’elle allait nous donner «l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie ». Et que nous pourrons dire : « Nous étions à cette grande bataille sous mes murs de Moscou. »

Nous nous sommes dirigés sous les tirs de mitrailles et de boulets vers un mamelon fortifié et armé de batteries, c’est la grande redoute.… Tout au long de la journée, nous allons prendre puis perdre et reprendre cette position. Comme la pente était raide, les boulets volets au-dessus de nos têtes.

Nous avons attaqué encore et encore, sacré nom de Dieu, en avant ! Un combat terrible, plusieurs fois pêle-mêle avec les Russes. Certains des nôtres chantaient la Marseillaise en chargeant à la baïonnette… J’ai essayé de secourir Vacherot tombé à mes cotés mais le coup était trop mortel… Puis nous avons combattu par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux, des cadavres d’hommes sous les cadavres de chevaux… dans le boucan des canonnades et les gémissements des mourants…

Mais les Russes refusaient obstinément de quitter le champ de bataille. Pour les y contraindre, tous nos canons vont vomir la mort.

Au réveil, sous une pluie froide, nous avons appris que pendant la nuit, l’ennemi avait fait retraite, sans rien laisser sur son chemin. Il n’y aura plus de combats aujourd’hui.

« Attention aux blessés ! » C’est en progressant à travers le champ de bataille que nous sommes repartis à la poursuite des Russes. L’ami Goguelat en a fait la meilleure description en parlant d’un « vrai champ de blé coupé : au lieu d’épis, mettez des hommes ». J’ai compté vingt Russes morts pour un Français. Partout des morts, des mourants, des blessés. Je ne vous décris pas les membres épars, têtes, bras, jambes…On m’a même parlé d’un de nos soldats amputé des deux jambes et d’un bras. Encore vivant, « plein d’espoir et même de gaieté».

 
Sur le champ de bataille de Borodino, nous avons pillé les cantines des Russes et pris le peu de farine et d’eau de vie qui leur restaient ? Nous avons aussi fait griller la viande des chevaux morts avec le bois des crosses des fusils…

En rejoignant le 1er Corps, nos camarades nous ont raconté que pendant la bataille, ils avaient cru Davout mort. Mais le mort c’était son cheval tué sous lui par un boulet – lui qui avait juste perdu connaissance un instant avant de reprendre son commandement… A pied.

 Dans la bataille, notre régiment, le 21e, a perdu un grand nombre de soldats et d’officiers dont les lieutenants Bouvier et Demangeon tués sur la plaine de Borodino… Il ne reste que 24 hommes de notre compagnie de 140 que nous étions…

Donc nous marchons maintenant vers Moscou et il y a un peu de rancœur dans les rangs où il se dit que pendant que nous cassions notre pipe sans sourciller dans la plaine de Borodino, Napoléon n’a pas fait donner sa chère Garde. Il aurait juste consenti à jeter dans la bataille quelques dizaines de ses pièces d'artillerie. Et voilà pourquoi les Grognards sont Immortels !

 Enfin juste avant la bataille, l’une des pires qui aient jamais existé, l’un de ceux qui m’écoutaient lire à la veillée le Charles XII de Voltaire est passé me dire qu’un prisonnier russe avait répondu par un seul mot à une question sur ce que l’ennemi allait faire maintenant : «Poltava ».A vous aussi j’ai raconté en juillet ce que je savais de cette bataille de 1709 où les Russes ont rossé les Suédois… Ils voulaient faire de même avec nous. Ils ont échoué…